Ces six albums absolument parfaits

Assez ragé comme ça, parlons musique. On prend ici le parti de collecter des albums sans défaut. On prendra les skuds dont il est impensable de sauter un titre. On sélectionnera les galettes dont la tonalité et la rythmique sont si intemporelles qu’il serait impossible d'en deviner l'époque. Chaque album qui suivra est une une capture, une un état de grâce, un témoignage d'une grande maitrise technique. On évitera alors tout ce qui s'apparente à du remix ou à des reprises. Place aux créateurs. Les compilations seront aussi écartées. On privilégie la régularité d'un génie qui s'est exprimé d'un trait. Je préviens juste que les Pink Floyd n'apparaitront pas. Pourquoi ? Parce que je déteste les Pink Floyd. 



Out of The Blue d'Electric Light Orchestra (1977)

Il y a des albums comme ça qui vous happent et qui vous suivent des semaines durant. Là, c'est Jeff Lynne, fils spirituel des Beatles, qui a trouvé l'idée de faire du rock psychédélique avec un niveau de poésie Lamartine-like. Pour Jeff Lynne, il est impensable de monter sur scène sans trois violoncelles, deux pianos et quatre guitaristes. Vous le devinez, cet Out of Blue ne s'écoute pas, mais se ressent. On ne nous raconte pas d'histoire, mais on nous connecte avec l'infini par la métaphysique de nos émotions complexes (le désir, la joie, l'attirance, le regret...). C’est l’offrande de l'harmonie la plus riche et des accords les plus aboutis. Quand vous aurez réécouté les très connues Mr Blue Sky, Turn To Stone ou Sweet Talking Woman, vous pourrez vous emparer de Starlight, Jungle ou Big Wheels. Sachez-le, ceci n'est pas du rock. C'est un opéra. Et ce genre reprend exactement ce qui se fait de mieux depuis trois siècles. En fait, cet album est un don que l'on ne mérite même pas.


Songs in the Key of Life de Stevie Wonder (1976)

C'est l'album d'un homme heureux, et dont le bonheur semble indépassable. Stevie subissait tout de même la pression d'être à la hauteur de ces ainés que sont les Curtis Mayfield, Ray Charles, ou encore James Brown. Avec cet album, on s'aperçoit vite qu'il mérite sa place au Panthéon. Écoutez un peu Summer Soft... Il monte tellement dans les octaves qu'on se demande où il va s’arrêter. As est aussi cette pépite qui montre que Stevie ressent parfaitement la nature, si bien qu’il en parait omniscient. La souffrance des autres est aussi quelque chose qui lui parle (Village Ghetto Land, Pastime Paradise etc.). Comme Out of blue, on se situe sur le registre de l'opéra moderne. Another Star, Ngiculela / Es Una Historia / I Am Singing existent cette fois pour nous faire danser. Cet album est tellement en platine qu'ils ont réussi l'exploit de réunir sur le même album I Wish, Sir Duke et Isn't She Lovely. Sincèrement, Songs in the Key of Life, c'est la nature, le beau, le radieux.


Arthur (Or the Decline and Fall of the British Empire) des Kinks (1969)

Entre l'opéra-rock et l'opéra-comique, on a Arthur des Kinks. Est-ce que c’est une référence à la légende médiévale ? Est-ce que c’est un hommage au créateur de Sherlock Holmes ? Non. C’est le récit d’un énorme prolo anglais
Dans une société très hiérarchisée, Arthur est cet ouvrier écrasé par la stratification sociale du royaume de Sa Majesté. Mais Arthur est lucide. Il sait qu’il n’a d’autre choix d’obéir et de consommer (Shangri-La, She Bought a Hat Like Princess Marina, Yes Sir No Sir...) La misère est jouée de manière enjouée, rendant ainsi l’oeuvre délicieusement ironique. Et même si cet Arthur n’espère pas décapsuler Excalibur, c’est un Anglais typique qui n'est pas du genre à se morfondre. Cet album présente alors la particularité de contenir des textes dignes des Monty Python. Les Kinks se permettent même de singer un discours de Churchill, et pas le moins historique (Mr Churcill Says). Pour accentuer l'absurde, chaque titre est ponctué d'une sortie orchestrale complètement chaotique. Jubilation. En bref, cet album est puissant et mérite la renommée de Sergent's Pepper.


From Here To Eternity de Giorgio Moroder (1977)

Cet album est une drogue dure et une belle part de ce que l'humain a fait d’excellent depuis la Renaissance. Giorgio a du Michel-Ange en lui. Avant que la musique ne sombre définitivement dans l'industrialisation, Moroder a laissé sa relique. 34 minutes de voyage céleste. Et les moyens du délit sont simples : des synthétiseurs, quelques guitares et une voix robotique, puis en route  vers une véritable galaxie cyber-érotique. Mieux que la psylocibine, ce titre nous fait perdre la notion d'espace et de temps. Tout est absolument orchestré pour créer la confusion dans nos sens. Moroder joue avec nos frustrations (I'm Left, You're Right, She's Gone), notre imaginaire lubrique (First Hand Experience in Second Hand Love) et notre envie de transcendance (From Here To Eternity, Utopia). Cet album est une expérience mystique qui tend à nous élever et à nous sortir de notre futile corporalité. Et projetés vers l'infini, cet album nous projette les mystères de l'univers. C'est une expérience auditive délirante et exaltante. 


¿Dónde jugarán las niñas? de Molotov (1997)

Molotov est un groupe de hard rock mexicain qui vient nous rappeler que Guadalajara est le carrefour de la violence. Cet album-là n'est pas une invitation au voyage. C'est un véritable enlèvement en plein jour dans une rue de Mexico afin de vous jeter dans un endroit sombre et mal aéré. Drogue, suicide, relations immorales, révolution... C'est le summum de l'irrévérence (Puto, Chinga To Madre, Que No Te Haga Bobo Jacobo). Semble-t-il, le politiquement correct au Mexique et l'hégémonie du gentillet groupe de Rock Maná a crée un monstre. Et quel monstre ! C'est comme si 3 000 ans de civilisation Maya avait rencontré l'anarchisme des Rage Against The Machine, tout cela mêlé avec des sonorités mariachis (Voto Latino, Use It of Lose It). Alors oui, en apparence, cet album n'a pas l'air family-friendly mais il peut plaire à tous les non-hispanophones, même réfractaires au métal.


The Way I See It de Raphael Saadiq (2008)

Contre toute attente, notre époque peut accoucher de choses assez grandioses. Cet album bien mésestimé est du pur jazz moderne. Malgré tout, Saadiq est classé dans la mouvance R&B comme R. Kelly ou Usher. Soit... Il est pourtant l'héritier symbolique des plus grands dont Stevie Wonder, lequel a flairé le talent et a posé son auguste voix sur Never Give You Up
The Way I See It est doux, distingué et parfois un peu fou. Ça peut partir en vrille à tout moment, comme sur Let’s Take a Walk et 100 Yard Dash, dont la version live enregistrée en 2010 à Paris est plus-que-parfaite. Je serais bien tenté d'appliquer à ce bon Raphael tous les superlatifs décernés à Sinatra. One man on a scene. No bullshit. Pure talent. Saadiq est un chanteur qui a la classe : montures noires, costume cintré mais pas trop, et le charisme de Mahershala Ali. Cet album est une poésie permanente. C'est une ode au plaisir de la belle rencontre, et elle vous invite à savourer ce qui est rare et précieux. Une caresse pour l'oreille.


Awaken, My Love ! de Childish Gambino de 2016

Il n'est pas nécessaire de rappeler le génie créatif et varié de Donald Glover. Autrement appelé « Childish Gambino , Donnie produit du rap assez propre depuis plus de 10 ans, puis il a un jour trouvé le bouton buzz en 2018 avec son clip This is America. Or, deux plus tôt, Gambino avait façonné un monument. De cette liste, c'est peut-être le seul album à avoir reçu l'onction de la critique. Encore heureux, car cet album est absolument hypnotique. C'est le croisement triomphal de la psychedelic rock, de la psychedelic funk, du R&B et de la soul. C'est remarquable. Cet album est l'expression des songes les plus suaves (Me and Your Mama, Boogie Man, Redbone), et des terreurs les plus vives (Zombies, Riot, Terrified). Un jour, j'avais un vol de 9 heures à faire, et je n'avais que cet album accessible en « mode avion » sur mon téléphone.  Malgré tout je n'ai eu aucune peine à écouter cet album en boucle. On y découvre toujours quelque chose : une note qui envoute, une parole qui interpelle, un accord qui inspire. C'est de l'art, et un art qui synthétise tout ce qui est plaisant dans la musique depuis 60 ans. Notre époque musicale est (presque) sauvée.


Ainsi s'achève cette liste, mais on ne peut pas ne pas évoquer : Do It Good de KC and The Sunshine Band (1974) pour avoir donné un second souffle à la funk ; Kool And The Gang de Kool And The Gang (1970) pour avoir, avec leur tout premier album, dépoussiéré le jazz avec virtuosité ; Earth Wind And Fire d'Earth Wind And Fire (1971) car, même s'ils ont aussi manqué d'inspiration pour le titre de leur premier album, ils ont assuré une transition magnifique entre le jazz et la psychedelic soul ; Gettin' Ready des Temptations (1966) qui est la signification même du R&B ; 3+3 des Isley Brothers (1973) car c'est clair, cristallin et sublimement inspiré (ce n'est pas pour rien que leur voix lead est encore en activité à 79 ans) ; Make It Happen de Smokey Robinson & The Miracles (1967) car c'est de l'euphorie en boite et Smokey monte toujours à plus de 80 ans ; Disraeli Gears de Cream (1967) pour ses titres mythiques et son hommage à l'Odyssée. Le groupe qui surclasse Pink Floyd en tous points ; Curtis de Curtis Mayfield (1970) qui a fait du blues un moyen de rendre le monde un peu moins triste ; 360 Degrees of Billy Paul de Billy Paul (1972) dont la voix sans pareil est pétrie d'allégresse ; Perfect Angel de Minnie Riperton (1974) : tout est dans le titre ; That's The Way Love Is de Marvin Gaye (1970) car on a du grand Marvin et c'est magistral ; The Baby Huey Story : The Living Legend (1971) : trop peu reconnu pour son neo-jazz de haute volée ; The Law of The Land de The Undisputed Truth (1973) pour leur entrain surhumain et leurs considérations qui sont loin d'être inactuelles ; Dance to the Music de Sly And The Family Stone (1968) touchés par la grâce de l'époque Woodstock ; The Cry of Love de Jimi Hendrix (1971) pour ses pépites oubliées, dont Freedom, Ezy Rider et Astro Man ; Supernatural Thing de Ben E. King (1975), un artiste qui sait tout faire et avec moult puissance ; Straight Outta Compton de NWA (1988) pour la rage que ça exprime et l’énorme culture musicale de Dre, Synkronized de Jamiroquai (1999) qui donne un troisième souffle à la funk avec une force justesse (à coupler avec leur album Revolution de 1993) ; Four Flights Up des Speedometer (2007) pour avoir produit de la soul originale en des temps musicalement troublés ; To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar (2015) pour une production de qualité qui revient aux fondamentaux ; Saturation III de Brockhampton (2017), le meilleur boys band de tous les temps qui produisant l'énergie de trois centrales nucléaires  ; et Igor de Tyler The Creator (2019) pour son sens du récit, et ce avec une esthétique et une cohérence meurtrières.





Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Juan Branco, praticien du chaos

De l'impossibilité de s'approprier la pensée de Nietzsche : le cas Julien Rochedy

Exorciser le CRFPA, examen du démon - Le guide ultime des révisions

Elon Musk, contempteur du progrès, imposteur et énorme fumier

Derrière chaque moraliste, un grand coupable

Quel délit de presse êtes-vous ?

Le protagoniste d’Orange mécanique, cette vermine qui vous fascine

Mad Men, le grand théâtre de la vie

L'école des avocats : le premier cercle de l'Enfer de Dante

Peut-on se lasser de l’été ?