Comment réaliser une plaidoirie cinq étoiles ?
Sans lien avec le parti de Beppe Grillo, j'ai différentes idées sur ce que serait une "plaidoirie idéale". Je précise ne jouir pour l'instant que de quelques succès et de mes nombreuses heures à écouter et à lire des discours. Ce n'est donc qu'une esquisse que je dépeindrai.
1/ S'il s'agit d'un dossier : le connaitre par coeur
Il faut en connaitre absolument tous les détails. L'heure de la commission des faits (à la minute près), l'âge du prévenu, son lieu de naissance, la couleur du véhicule de la victime... Il convient de se l'approprier comme s'il s'agissait d'une histoire que l'on avait soi-même écrit. Il serait dommage de se faire cueillir par un juge ou par un jury d'examen sur un détail. Le cas échéant, le bagou ne vous serait d'aucun secours.
a) Pour tout discours : une structure millimétrée mais discrète
Dans le prolongement de ce qui précède, il est nécessaire d'organiser tout ce que l'on sait du dossier. L'ordre doit être le plus logique possible. Toute histoire ayant un début, un milieu, et une fin, le récit chronologique est pour moi ce qu’il y a de plus simple et de plus efficace. Inutile toutefois d'annoncer un plan, ou de se confondre en conjonctions de coordination et en adverbes. Pas plus besoin de formules comme "je vous présenterai d'une part... puis, d'autre part... et enfin...".
Il faut épouser l'oralité, donc délaisser le style écrit. En d'autres termes, il faut donner l'illusion de l'improvisation, alors même que tout est archi-préparé.
C'est un privilège d'avoir son propre instant d'audience, et d'être écouté sans être interrompu, l’auditeur ne demandant qu'à être pris par la main et à être emmené hors les murs glacials du palais.
Par exemple dans l'extrait suivant, on peut voir que Cicéron cherche tout d’abord à capter l'attention de son auditoire sur le terrain de la piété, et ensuite à énoncer - un à un - les forfaits de cette ordure de Verrès, gouverneur de Sicile :
"C’est vous maintenant que j’implore, ô souverain des immortels, Jupiter, que Verrès a frustré d’une offrande royale, digne du plus beau de tous vos temples, digne du Capitole, le chef-lieu des nations, inestimable don, préparé pour vous par des rois, et solennellement promis à vos autels, mais arraché des mains d’un roi par un attentat sacrilège ; vous, dont il a enlevé de Syracuse la statue la plus belle et la plus révérée : et vous, Junon, reine des dieux, de qui deux temples antiques et vénérables, érigés dans deux villes de nos alliés, à Malte et à Samos, ont été, par un crime semblable, dépouillés de leurs offrandes et de tous leurs ornements : Minerve, qu’il a outragée par le pillage de vos temples, en prenant dans celui d’Athènes une quantité d’or immense, et ne laissant dans celui de Syracuse que le faîte et les murailles. Latone, Apollon, Diane, dont Verrès, par une irruption nocturne, osa dépouiller à Délos...". (Extrait de « Oeuvres complètes de Cicéron - Tome II. », Désiré Nisard, p. 1080 à 1084, "Plaidoyer pour Cécina")
Ce brave Cicéron donne vie à son récit. Il personnifie les biens volés après avoir imploré une autorité qui dépasse celle du gouverneur Verrès. Il en fera de même dans son plaidoyer pour Muréna, et ce tout en sachant que sa belle république est corrompue : "c'est d'abord au nom de la République, dont l'intérêt doit nous être à tous le plus cher, c'est nom du dévouement absolu dont me savez animé pour elle...". C'est tout de même mieux que "Madame la Présidente, Madame et Monsieur les assesseurs, que dire de cette affaire... Bon. En fait. Tout d'abord. A titre de prolégomène...". Catastrophique. Pourrait davantage fonctionner un truc tout bête comme "Madame la Présidente (pause), il n'y a pas de petites affaires" (testé et approuvé).
La première impression compte tout autant que la dernière.
b) Entrer tout de suite dans le sujet.
Simplement :
- Pas de circonvolutions, ni de banalités comme "les faits sont d'une gravité indéniable, la personnalité de M. X est complexe, mais qui n'a jamais eu de réaction confuse, violente, perturbée pendant une peine de coeur ?"
- Pas de méta-discours comme "lorsque j'ai préparé ce dossier cette nuit...", "mon client m'a dit au parloir..." (alerte : déontologie) etc. Ça sort d’auditoire du récit avant même d’y entrer.
- Pas de flagornerie comme "Je suis aujourd'hui honoré de m'adresser à votre excellente Cour de Céans".
L'idée est d'attaquer les faits d'emblée : les faits litigieux et rien que les faits litigieux. On peut se dispenser de rappeler le moindre fait sans conséquence juridique, ou le moindre acte juridique qui se trouve hors des débats. Allez vous attaquer à ce qui est pertinent pour le client. À tout ce qui lui est reproché, débattu. Les juges vous remercieront.
c) Susciter la bienveillance de son auditoire
1- Respecter ses juges (sauf à titiller volontairement son jury en concours d'éloquence)
Beaucoup trop d'étudiants et de jeunes avocats pensent que la "défense de rupture" est la norme. Mais n'est pas Socrate, ni Vergès qui veut. On n'est plus sous l'occupation, et plus personne n'est condamné à mort pour son action politique, même si des manifestants demeurent appréhendés et condamnés avec une efficacité redoutable.
Il faut respecter l'institution, tant le parquet que le siège (et surtout le siège). Face à un juge administratif, il convient de se retenir d'invectiver l'Administration (quand bien même elle le mériterait). La mesure doit régner. Etre auxiliaire de justice, c'est au moins paraitre oeuvrer pour la Justice. A mon sens, il faut garder ses convictions politiques pour soi, même si elle nous anime vivement.
Dans cette même veine, il ne faut pas prendre le juge pour une bille. Déformer les règles de droit, ou cacher des faits défavorables au client, alors qu'ils sont dans le débat, est une mauvaise idée.
2- Plaider pour l'autre
Nul besoin de citer du Balzac ou du Chateaubriand, si ce n'est pour tenter de rappeler que vous êtes de la même classe sociale que vos magistrats, sauf si on me prouve que la fatuité peut susciter la sympathie.
Seuls les "Ténors" semblent pouvoir envisager l'insolence, l'irrévérence, voire la provocation. Un Dupond-Moretti peut se permettre d'envoyer aux juges : "Vous ne m'aimez pas et je ne vous aime pas non plus", cela justement parce que la décision dépend d'un jury populaire, et qu'il est "l'avocat de la télé" (donc un avocat de confiance, assurément...).
En bref, on ne plaide jamais pour soi ou pour ses confrères. Je suis peut-être vieux jeu, mais je pense qu'on prend son plaisir dans la plaidoirie en défendant avec conviction celui qu'on assiste. En ceci, j'ai une tolérance très faible à l'égard des branleurs fats et des grandiloquents.
3- Parler le langage de ses juges
Comme dit à l'instant, ce n'est pas parce que l'on sait que son juge est féru de Feydeau qu'il faut lui jouer du Vaudeville. En audience, le seul langage qui vaille est selon moi celui du droit. D'où l'intérêt d'intervenir dans une matière que l'on maitrise. Le langage du droit administratif n'est pas celui du droit des entreprises en difficulté.
Certains juges détestent aussi que l’on leur rappelle les règles de droit ou l'existence de telle ou telle jurisprudence. On se contentera donc de les évoquer avec simplicité. Les magistrats veulent avant tout COMPRENDRE. La plaidoirie a avant tout une vertu pédagogique. Parfois, il est possible d'avoir à ébranler le magistrat dans ses certitudes, à le faire douter (dixit le Procureur Bilger ; oui, le même Bilger qui a signé "Contre la justice laxiste"...).
Le decorum et le langage judiciaire sont peut-être désuets pour le "nouveau monde", mais ces codes permettent aux acteurs de la Justice de se comprendre, par-delà les passions populaires.
2/ Une conclusion mémorable
On pensera à un trait, un propos auquel le juge ne s'attendait. Quelque chose qui lui restera en mémoire lors du délibéré, et qui pourrait même le tenir éveillé la nuit suivant l'audience. Certes, je vomis la "culture de la punchline", mais il faut se montrer plus déterminé que son adversaire. C'est une manière d'affirmer intelligemment que vous avez raison et que l'autre à tort. Cette conclusion devrait aussi, d'une certaine manière, résumer le dossier.
On se reportera de nouveau à Cicéron dans son "Pro Muréna" : "C'est ensuite à titre de défenseur et d'ami de Muréna, que, m'adressant à votre justice, je vous supplie, je vous adjure, par pitié pour un malheureux qu'accablent à la fois les douleurs du corps et de l'âme : ne faites pas éteindre la joie récente du triomphe dans les larmes du désespoir".
En vérité, les supplications sont à éviter devant des robes noires, et on s'assurera de faire ressentir tout l'enjeu du dossier : une vie, un patrimoine, un lien filial, une dignité...
3/ Se rappeler que l'on maitrise son sujet, autant que son temps
Comme dit au début, une plaidoirie est un instant d'audience rien qu'à soi (mais au service de l'autre) et un espace de pure liberté. Il est donc absolument proscrit de se précipiter pour finir sa prestation. Les voix monocordes et les lectures chiantes sont à bannir.
Mais pouvoir être aussi long que l'on veut ne justifie pas que l'on brode un baratin interminable. Ceci est la technique de ceux qui connaissent à peine le dossier. L'idée pour eux est de s'assoir sur leur aisance et leur incroyable capacité à verser dans la logorrhée, car - admettons-le - c’est un véritable talent de parler pour ne rien dire, et de tenir ainsi 10, 15, 20, 40 minutes...
Alors, s'il faut aller droit au but, il ne faut pas hésiter à poser un silence après chaque propos. Il faut se mettre à la place de son auditoire. Si vous maitrisez chaque aspect de votre dossier, dites-vous que ce n'est peut-être pas le cas pour les autres. De plus, si vous êtes ultra-préparé à soutenir une thèse, dites-vous aussi que ceux d'en face ne sont pas forcément dans les meilleures dispositions pour l'entendre (digestion, nuit agitée, tracas...). Si vous pensez vite, vous ne devez pas forcément parler vite. L'essentiel est de se caler sur la vitesse de penser d'interlocuteurs que l'on sait naturellement distraits.
En résumé, voici mes "trucs" :
- Répétez ce qui est important mais différemment.
- Attaquer chaque propos par une respiration, respirer - sans bruit - tous les 3 mots pour ne pas manquer d'air, puis respirer à la fin (non, ne me remerciez pas).
- Pour les sujets compliqués : écrire en entier la plaidoirie que l'on aimerait exprimer, puis l'apprendre immédiatement par coeur (point par point, mot à mot, phrase par phrase puis paragraphe par paragraphe), et enfin, en faire la synthèse de mémoire pour n'en garder instinctivement que l'essentiel. Après ça, plus besoin de notes lors de son passage.
- S'adresser directement aux magistrats, les regarder, n'en oublier aucun.
- Interpeller quelques fois les magistrats si on sent qu'ils baissent en attention ("Je tiens à attirer votre attention sur ce point...", "Je vous signale que aspect est absolument crucial...").
- Le style discursif semble poser une trop grande distance avec ceux que l'on veut convaincre et j'ai constaté qu'une bonne plaidoirie est dite sur le ton de la discussion.
- Faire sentir aux autres que ce qu'on a à dire est une d'importance absolument vitale. "Rien n'est plus important que ce je vais vous raconter". Je conçois ceci comme un subterfuge mental pour gagner en pouvoir de persuasion ; et partant de cette impulsion, tout le corps se mettra en mouvement et la plaidoirie prendra vie.
En conclusion, je pense qu'il est essentiel de se cultiver comme personne. Danton a appris par coeur les discours de Cicéron, ce qui lui a permis de créer le barouf que l’on sait. Robespierre avait un style antique et son meilleur discours est celui qui nous explique point par point les raisons pour lesquelles il convient de couper en deux ce pauvre Louis XVI. Charles de Gaulle lisait et relisait Proust et Chateaubriand.
Nous fonctionnons beaucoup à l'absorption et au mimétisme.
On remarquera que je ne fais pas référence à la structure classique de la rhétorique (exorde, naratio etc.) pour la simple raison que je la trouve trop rigide. Et pour les figures de style comme la prosopopée ou la prétérition, c'est bien de savoir qu'elles existent, mais on les appliquera sans y penser si on lit assez.
Il s'agit en somme de créer les discours que l'on aimerait soi-même entendre.
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