La vengeance selon Shakespeare

La déesse vengeance. Muse douce et violente. Elle réside dans les recoins les plus sombres de l'âme. Qui en réfuterait l'existence mentirait. 

Dans ses oeuvres, Shakespeare enseigne que la vengeance envahit tout ambitieux. Telle une vapeur inflammable, elle s’embrase avec une étincelle, celle de l'envie, donnant vie à la flamme de la colère puis au brasier de la cruauté.

Et selon les circonstances, l'étincelle porte différents noms.

La vengeance sous l'impulsion de l'orgueil

Selon Shakespeare, l'impulsion nait d'un mot, d'une phrase, d'une proposition qui taquine votre orgueil, ainsi de Lady MacBeth qui incita son époux à « être un homme » et... à abattre son roiQuelques phrases de l'être aimé suffiraient à empoisonner un coeur loyal et noble. Débattant en lui-même, le chevalier eût tenté de plaider la cause de son roi, mais l'idée du meurtre avait traversé ses veines. Sa vieillissante Lady l'eût sous son joug et finît par venger l'injustice de son infertilité. Quelle erreur humaine plus grande que celle de venger une injustice en provoquant une plus grande injustice ? Et le mal appelant le mal, MacBeth ne s'empêchera pas de régner en tyran...

    Une pulsion chaotique...

Croyez-le ou non. La vengeance est une pulsion chaotique. Elle tend sans cesse vers le chaos et le désordre. 

Voyez le roi Lear, devenu dément, il a de peu évité une défaite contre la France. Le roi Lear, atteint de la démence vengeresse, punit sa fille préférée, parce qu'elle refusa de le flatter... Mais Cordélia se garda seulement d'être hypocrite. Et la mort de Cordélia au dernier acte semble nous enseigner qu'il convient, en toutes circonstances, de porter grand soin aux siens. Ce même enseignement s'applique au suicide de Lady MacBeth : il convient d'éviter de sacrifier la raison d'un proche sur l'autel de ses ambitions. N'en déplaise aux simplets férus de "happy endings". Tout le dessein de la tragédie est de marquer l'esprit. Toute fin shakespearienne est alors une grande leçon de réalité, sans spécifiquement porter de morale infantilisante.

    ...Mais une pulsion donnant sens aux actions des insensés

Le prince de Danemark a-t-il été vraiment invité à se venger de son oncle par le spectre de son défunt père ? Ou bien est-ce son frère d'armes, Horatio, qui a persuadé le prince que l'ombre du jardin était le fantôme du roi ? Dans la pièce, Hamlet sera le seul à pouvoir communiquer avec le spectre. Et cette lueur délirante donnera sens à la vie d'un Hamlet, rendu confus par le remariage incestueux de sa mère. La vengeance conférera alors à Hamlet l'énergie parfaite. Sa colère vengeresse donnera vie au plan génial qu'est celui d'écrire une pièce afin de révéler le crime du roi, puis de rallier sa mère à sa cause,  tout en dissimulant son aliénation en laissant croire qu'il est fou d'Ophélia. 

Ainsi sous l'empire de la vengeance, la disgracieuse folie se drape du faste du cynisme. Et Ophélia en mourra de chagrin.

    La vengeance appelle la vengeance

Le tragique du destin qu'Hamlet est qu'il dût périr des mains de Laërte, frère d'Ophélia. Pauvre Hamlet, bien qu'insensé, ses soliloques montraient un esprit remarquable dans quelques intervalles lucides. Mais Shakespeare, fidèle aux règles les plus sommaires de la tragédie, fera en sorte que "tout le monde meurt à la fin". Alors le roi usurpateur trépassera, et notre protagoniste aura sa revanche dont seul le spectateur se satisfera. 

Ainsi, fâchons-nous un peu ; car la question est de savoir si le spectateur, aimant de son héros le succès vengeur, ne serait pas, peu ou prou, une espèce de bêcheuse vindicative ? Pire encore, un Iago en puissance ?

La vengeance sous l'impulsion de la jalousie

Comme Hamlet et MacBeth, Othello était reconnu par tous comme un éminent guerrier, esprit noble et loyal. Mais Othello a eu le malheur d'être accompagné de Iago, pour lequel il portait une surprenante admiration, à l'image de celle d'Hamlet pour Horatio. Toutefois Iago n'était pas un Horatio, parangon de loyauté. Loin de là. Comme Hamlet, le très volubile Iago ourdît un complot, mais non pour venger un parent, mais pour châtier l'union d'une blonde vénitienne avec un Africain. 

    Nous avons tous un Iago dans nos vies

Bien que Iago finisse embastillé jusqu'à la fin de ses jours, l'on ressort de cette pièce plein d’effroi. Non par compassion pour Desdémone, mais parce que nous reconnaissons tous ce Iago dans un des personnages de notre vie ; ou un individu d'une rare perfidie et d'une ébouriffante hypocrisie, à tel point qu'il serait une espèce de chien des enfers croisé avec un bipède à visage plus ou moins humain. 

Face à la douceur de Desdémone, qui est subtilement décrite par Shakespeare, on est aussi transpercé chaque fois qu'Othello la traite de « putain » sous l'emprise du triste Iago qui prétendait qu'elle a avait des vues sur Cassio. Ainsi pendant tout le récit, on ne fait qu'espérer qu'Othello se mette à douter des ragots, qu'il commence à s'interroger et qu'il lamine le messager. Cependant, Othello était tout embrumé ; et Iago a vengé son propre désespoir, celui de son mariage malheureux avec Émilia, finissant par tuer ou blesser tout son entourage.

    La jalousie est l'énergie des faibles

La pièce Othello trouve un retentissement tout particulier à notre époque dans laquelle tout est compétition et espérances de succès (matériels). Le fade, le médiocre, le maussade qui aura cédé à la rancoeur vous reprochera toujours d'avoir ce qu'il n'a pas : un grade, un emploi, un voyage, un compagnon, une culture, un physique qui n'est pas ingrat... La tragédie est en cela intemporelle. 

Outre les récits d'amitiés déçues, l'oeuvre de Shakespeare se fait parfois l'apologue de la vengeance en la drapant des habits de la noble cause.

La vengeance pour le bien commun

Dans la pièce Jules César, on remarque que l'impulsion de vengeance peut naitre également du besoin de sauvegarder l'intérêt public, par crainte de la tyrannie. Il en est ainsi du sénateur Brutus qui a vu César repousser trois fois la couronne qui lui était offerte. Pour Brutus, homme de République, César a feint l'humilité, et César n'a eu d'autre ambition que d'être plébiscité pour devenir roi de Rome. 

    Rétablir le sens de l'Histoire

Or, pour Brutus, cette ambition de restaurer une monarchie surannée justifiait de devenir conjuré. Et, comme Iago pour Othello, Brutus était plus le proche confident de César - mais contrairement à Iago, son crime relève moins de la passion envieuse que de la plus pure raison d'État. Alors, en faisant tomber César devant la statue de Pompée aux Ides de Mars, le sénateur Brutus a rétabli le sens de l'histoire : sa Rome ne pouvait revenir à la monarchie et son sénat d’oublieux, d'idolâtres et d'oisifs, n’aurait dû nommer César dictateur à vie. Mais Shakespeare n'omet jamais qu'une vengeance en appelle une autre et Marc Antoine, meurtri par la mort de son mentor, promettra à Brutus et autres conjurés le sang et la destruction. Alors Marc Antoine obtiendra sa vengeance sur Brutus à la bataille de Philippe et prendra part à la grande Histoire de Rome. Et par-delà le récit de Shakespeare, on sait que Marc Antoine sera puni pour son audace et tué par Octave, son co-triumvir. C’est ainsi qu’Octave deviendra le premier des empereurs romains. En définitive Brutus, par le désordre qu'il a causé, a été sans le savoir l’artisan de l’Empire romain.

En somme, la vengeance dépassionnée, animée des plus froides intentions, semble conférer l'énergie la plus puissante et la plus politique. Une véritable force pour changer le monde.

    Une vengeance vertueuse existe

Alors, si l'on ne peut y échapper, tâchons de nous venger comme Brutus : de manière méthodique, voire collégiale, si tant est que d'autres épousent notre cause. Ou bien vengeons-nous comme le vertueux MacDuff, dont le lignage a été décimé par MacBeth. En ceci, le patriarche MacDuff fera rendre gorge à l’égaré MacBeth, sans excès de cruauté, ni désir furieux de voir le monde en feu. Puis l'usurpateur tombé, le chevalier MacDuff se retirera pour marquer sa déférence au nouveau souverain légitime, Malcolm, fils de Duncan.

Ainsi le paysan se soumet à la terre, le chevalier au roi, le roi au droit et impie est celui qui ne soumet qu’à soi.


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