Saint-Exupéry contre le fonctionnariat : l'impitoyable remontrance

Rares sont les textes à immortaliser. 

Mais quelques-uns sont à graver dans le marbre, à marquer l'humanité au fer rouge et à figurer au programme de l'instruction publique au rang des textes à connaître à la virgule près, condition absolue pour obtenir le droit de vote et un numéro de sécurité sociale. Et parmi ces textes, cet extrait de Terre des hommes, recueil des essais autobiographiques d'Antoine de Saint-Exupéry  (1939)  : 

"Vieux bureaucrate, mon camarade ici présent, nul jamais ne t’a fait évader et tu n’en es point responsable. Tu as construit ta paix à force d’aveugler de ciment, comme le font les termites, toutes les échappées vers la lumière. Tu t’es roulé en boule dans ta sécurité bourgeoise, tes routines, les rites étouffants de ta vie provinciale, tu as élevé cet humble rempart contre les vents et les marées et les étoiles. Tu ne veux point t’inquiéter des grands problèmes, tu as eu bien assez de mal à oublier ta condition d’homme. Tu n’es point l’habitant d’une planète errante, tu ne te poses point de questions sans réponse : tu es un petit bourgeois de Toulouse. Nul ne t’a saisi par les épaules quand il était temps encore. Maintenant, la glaise dont tu es formé a séché, et s’est durcie, et nul en toi ne saurait désormais réveiller le musicien endormi ou le poète, ou l’astronome qui peut-être t’habitait d’abord. 

Je ne me plains plus des rafales de pluie. La magie du métier m’ouvre un monde où j’affronterai, avant deux heures, les dragons noirs et les crêtes couronnées d’une chevelure d’éclairs bleus, où, la nuit venue, délivré, je lirai mon chemin dans les astres". 


La forme ? D'une rare perfection ; et le fond une véritable mise en abime, une biographie dans la biographie, le résumé de la vie de Saint-Exupéry.

Ce passage illustre tout le dégoût de l’auteur pour la veulerie. M. de Saint-Exupéry n'est pas né avec le gène du couard et du planqué, mais avec celui de l'aventurier. L'illustre pilote était à la fois l'Indiana Jones, l'Allan Quatermain et le Nathan Drake du monde réel (et sous testostérone). Et dans le monde de "Saint-Ex", l'on bénéficie rarement d'une seconde chance, de point de sauvegarde, et encore moins d'occasion de ressusciter. Un rouage mal visé ou un réservoir pas assez rempli peut faire d'un simple voyage un trajet sans retour. Mais d'une seconde chance, Antoine de Saint-Exupéry a un jour bénéficié. Ainsi de celui qu'il s'est échoué en avion en plein désert avec un camarade. Bien qu'arrivés au sol indemnes, ils restèrent un jour sans eau ni nourriture, puis deux, puis trois. Ils virent arriver leur fin, jusqu'à craindre de s'éteindre avec "les yeux remplis de  lumière", selon l'image saisissante de l'auteur. Ce n'est qu'au troisième jour, et à l'acmé d'une lente appréhension entretenue ligne après ligne que les pilotes seront sauvés par une caravane de bédouins. Aussi est-il à remarquer que Saint-Exupéry explique au début du livre que l'occidental moyen voyait le Maure comme un démon sanguinaire, ou une sorte de dépeceur des collines. Ce Bédouin recevra toutefois la sanctification littéraire d'un de nos plus grands auteurs, qui en passant fera une superbe louange à l'humanité dans ce qu'elle peut offrir de fraternité : 

"L’Arabe nous a simplement regardés. Il a pressé, des mains, sur nos épaules, et nous lui avons obéi. Nous nous sommes étendus. Il n’y a plus ici ni races, ni langages, ni divisions... Il y a ce nomade pauvre qui a posé sur nos épaules des mains d’archange. Nous avons attendu, le front dans le sable. Et maintenant, nous buvons à plat ventre, la tête dans la bassine, comme des veaux. Le Bédouin s’en effraye et nous oblige, à chaque instant, à nous interrompre. Mais dès qu’il nous lâche, nous replongeons tout notre visage dans l’eau".

D'accord, je sais à quoi vous pensez. Oui, l'on peut dire que ce jour-là, l'auteur du Petit prince a bien ressuscité. Diable de Saint-Exupéry. Qui a vécu l'extrême inconfort d'une "langue de plâtre", d'un "oesophage dur et douloureux" et du "sang qui s'évapore" vit la béatification dans une simple gorgée d'eau et perçoit en chaque goutte l'indicible valeur de la vie :

"L’eau ! 

Eau, tu n’as ni goût, ni couleur, ni arôme, on ne peut pas te définir, on te goûte, sans te connaître. Tu n’es pas nécessaire à la vie : tu es la vie. Tu nous pénètres d’un plaisir qui ne s’explique point par les sens. Avec toi rentrent en nous tous les pouvoirs auxquels nous avions renoncé. Par ta grâce, s’ouvrent en nous toutes les sources taries de notre coeur. 

Tu es la plus grande richesse qui soit au monde, et tu es aussi la plus délicate, toi si pure au ventre de la terre. On peut mourir sur une source d’eau magnésienne. On peut mourir à deux pas d’un lac d’eau salée. On peut mourir malgré deux litres de rosée qui retiennent en suspens quelques sels. Tu n’acceptes point de mélange, tu ne supportes point d’altération, tu es une ombrageuse divinité... 

Mais tu répands en nous un bonheur infiniment simple.".

Et au risque d'alourdir ce texte, je ne saurais taire la conclusion de ce chapitre VII intitulé "Au centre du désert" : 

"Quant à toi qui nous sauves, Bédouin de Libye, tu t’effaceras cependant à jamais de ma mémoire. Je ne me souviendrai jamais de ton visage. Tu es l’Homme et tu m’apparais avec le visage de tous les hommes à la fois. Tu ne nous as jamais dévisagés et déjà tu nous as reconnus. Tu es le frère bien-aimé. Et, à mon tour, je te reconnaîtrai dans tous les hommes. Tu m’apparais baigné de noblesse et de bienveillance, grand seigneur qui as le pouvoir de donner à boire. Tous mes amis, tous mes ennemis en toi marchent vers moi, et je n’ai plus un seul ennemi au monde".

Sublime, n’est-ce pas ?

Aussi Antoine de Saint-Exupéry est, comme Nerval, un observateur éminemment virtuose et... un "faux-gentil". En vérité, je ne pense pas qu'il existe de bon sentiment sans révolte, d'idéalisme qui n’exècre pas le monde existant, ou de légèreté qui ne dissimule pas de rage. Je pense que lorsque l'on rend hommage, l'on blâme forcément. En cela, le fonctionnaire ne présente aucune des qualités que Saint-Exupéry prête à l'Arabe. Et si l'aviateur prend en grippe le bureaucrate, c'est parce qu'il reçut un blâme administratif pour avoir légèrement dévié de trajectoire lors d'une mission pour les PTT. C'est exact. Déjà dans les années 1930, d’ignobles gratte-papiers envoyaient, sans gêne apparente, des courriers désagréables intitulés "avertissement - mise en demeure de..." à des hommes qui risquent chaque jour leurs vies pour l'intérêt général. Certes, à l'époque les normes de sécurité étaient limitées : les aviateurs fumaient la pipe en vol et buvaient un peu (et pas que de l'eau) avant de prendre les commandes, mais à quel moment une espèce de petits champions de la rédaction assise pût soudain s'octroyer le droit de menacer ceux qui engagent chaque jour leurs vies et leurs réputations ? Ces simili-moines copistes eurent été plus respectables si leurs courriers étaient des oeuvres originales et bien inspirées, mais l'on ne connait aucun expert-comptable, banquier, ou secrétaire administratif devenir auteur (si ce n'est Kafka). Aucun d'eux n'aurait pu écrire les lignes ci-avant reproduites, faute d'avoir vécu. De petites constitutions, ils sont à l'évidence plus à l'aise sur une chaise, non loin d'un chauffage et avec le plateau-repas servi entre 12h et 14h par l'Administration. Et serait-ce pour ces horribles gougnafiers que Saint-Exupéry aurait donné sa vie lors d'une mission de reconnaissance, le 31 juillet 1944 ?

Malgré tout, cette fin nous fait prendre conscience d'une réalité époustouflante, celle de la parfaite symétrie de l'univers. 

M. de Saint-Exupéry est mort comme il a vécu. Dans les airs et loin de vous.

Loin des contrariétés terrestres, des petits protocoles et des préoccupations, il se sentait plus à l'aise porté par le vent et éclairé par les étoiles. Il prenait joie à tympaniser la physique et ses lois. "Je ne suis pas des vôtres" semblait-il dire, tout disant "l'Humanité est grande". Et parce qu'il avait exploré et vu le monde, il ne put respecter les sous-vivants et les nuisibles. 

Dans nos tristes années 2020, époque d'incertitudes, de violences, économiques, morales et terroristes, le confort est finis ultimus. Un salaire garanti à vie est le Graal, un deux-pièces en ville le joyau de la couronne et une journée qui finit chaque jour à 17h, le nirvana (avec, bien sûr, la possibilité de partir à 16h30 le vendredi). Aussi pour aider son prochain, pour obtenir un avis de classement sans suite, un titre de séjour, un certificat de nationalité ou la rectification d'un acte de naissance, comptez au minimum trois mois. Joindre une administration ? « Veuillez contacter une répondeur automatique avec un numéro surtaxé s'il vous plaît (bien d'aller vous faire enfourner) ».  Déclarer votre bénéfice non commercial ? « Par souci de simplification, vous devez créer un compte sur votre 'espace professionnel', demander une autorisation d'accès, attendre 15 jours, recevoir vos identifiants, activer votre compte et réinitialiser votre mot de passe ». Que dire ? En sus des violences, économiques, morales et terroristes, devrait s'adjoindre la violence verbale. Que répondre à ces ordures sans âme, ces machines à tapoter, ces enceintes sonores à complaintes, ces éternels mouchards et ces inexpugnables raclures protégées par l'institution ? « Non, vous ne pouvez pas solliciter une expertise judiciaire pour votre client atteint de 60 jours d'ITT, bien que le magistrat vous y ait autorisé... ». D'accord, mais comment vous dire que tous vos protocoles ne vous sauveront pas de la damnation ? Devant l'Éternel, il ne suffira pas de demander pardon ; il s'agira de rendre des comptes et saint Pierre ne se contentera pas d'entendre que vous ne faisiez qu'obéir aux instructions de la hiérarchie. D'ailleurs, la sur-administration en Allemagne a donné ce que l'on sait, et sans elle Saint-Exupéry aurait certainement vécu aussi longtemps que René Char.

La bureaucratie excessive à la française, dont notre auteur avait vu les prémices, est aujourd'hui la facette peu discrète d'un État mendiant. La majorité des fonctionnaires sont laids, difformes, blafards, mal fagotés, sans goût, sans aspiration et sans soins pour eux-mêmes (espérons tout de même qu'ils en ont pour leur triste descendance). La moindre interaction avec eux doit être minutieusement préparée, en s'attendant à devoir - en premier lieu - leur communiquer : numéro de dossier, référence du service, nature de l'affaire, personne en charge du dossier, demande en des termes extrêmement simplifiés et avec une élocution très lente. Mais n'excluez pas de répéter spontanément chacune de vos phrases. Sortez ne serait-ce que d'un iota de sa feuille de route mentale et vous déclencherez en lui un fort sentiment de panique. Autrement dit, lorsque l'on est habitué à converser avec des confrères d'un niveau de langage et de culture honorable, interagir avec un fonctionnaire, c'est un peu rencontre du troisième type. Ne parlons même pas des agents pénitentiaires qui semblent être recrutés dans un seul et unique vivier, celui des décrochés scolaires. D’ailleurs ceux-là se distinguent à peine de certains magistrats du parquet. Malgré un niveau "bac plus huit", le procureur fait parfois preuve d'une particulière étroitesse d'esprit. « Une personne mise en cause ? Bien qu'insérée et inconnue de la justice jusque là, prenons les quelques points négatifs de son dossier et insistons dessus ». C'est comme si le procureur était payé au justiciable incarcéré. Ce qui ne serait pas étonnant, en ce que tout notre système administratif repose sur la contre-performance. La prime revient à l'agent revêche qui maitrise l'art du dilatoire ; solidarité et compréhension étant proscrits de son logiciel moral. Et tel est le cas,  par exemple, de "l'Aide sociale" à l'enfance (d'un département qu'on ne nommera pas), dont l’office principal est de pérorer pour éviter d'accorder la protection d’État à un mineur non accompagné.

Cet État est donc malade et inspire la pitié. L'on en juge non seulement par ses fonctionnaires (hauts ou bas) et à leurs faciès sinistrés, mais également à sa tendance chercher sans cesse la sacro-sainte "la coupe budgétaire" ; ou « comment baisser les dotations des communes pour le traitement des eaux usées, tout en augmentant les aides aux petites entreprises de la tech' qui réinventent l'eau tiède ? ». L'état de dénuement de l'État s'est d'autant plus remarqué pendant la crise sanitaire, avec appels à la population pour recevoir des dons afin d’équiper les APHP en sacs poubelles ; ou avec, dans un tout autre registre, l'organisation du cagnotte pour rénover nos châteaux... Cet État refoule du goulot. Il a moins l'apparence d'un Léviathan que du pauvre hère de Châtelet-les-Halles qui tous les jours, au même endroit, demande une pièce aux passants. Et si des drôles comme Macron ou Darminin paraissent arrogants, c'est bien pour dissimuler leur insécurité et leur bassesse d'esprit. Or, le Pompidou des Trente glorieuses ressentait-il le besoin d'être méprisant ? Non, pas quand l’on est à la tête d'un État en pleine puissance et que l’on a 1 500 ans de poésie dans la tête. Pompidou était discret et érudit, avec à ses côtés Chaban-Delmas, Debré et Giscard. Et pour ses contemporains, la comparaison est cruelle. 

Qu’importe. Consolons-nous en retenant que c’est pour les Trente glorieuses que l'immense Antoine de Saint-Exupéry a donné sa vie...





 

 

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