Un simple désert de verdure

Je me déplace lentement dans un champ de plantes dont il m'est impossible de connaitre la moitié des variétés. Chaque pas au fond de mes chaussures montantes fait basculer le feuillage jonché par les fines gouttelettes de la rosée matinale. Ma battue solitaire est si exaltante que j'en oublierais que la marche est un déséquilibre permanent.

Je suis au centre d'un champ de chlorophylle, source sublime de vie. J'en serais presque désolé de souiller la nature par ma seule présence. Toutefois, ce sillon est nécessaire à ce que je puisse rebrousser chemin et m'orienter vers ce doux chalet, pas plus grand que la taille d'un dé à coudre, mais dont le confort triomphe sur celui du moindre logis citadin. 

Je progresse vers la plaine. Les immenses Rocheuses sont derrière moi. Elles m'entourent et me protègent. 

Sous ma veste en treillis, je cache ma chemise à carreaux rouge et noire ; un habit d'une mode intemporelle qui est pourtant d'un coloris trop vif pour traquer le cerf. On dit les cervidés myopes et daltoniens, mais je préfère ne pas risquer de manquer de viande pour l'hiver à cause d'un caprice vestimentaire. Je compte bien revenir à la casa avec une bonne carcasse de gibier, dépecée avec un soin, et disposée dans un immense frigidaire, seul objet moderne de ma tanière. Et sur la laideur de cet objet, est disposé une peau d'ours que j'eus abattu lors de mes premières semaines sur ces divines terres. 

Sur ce sol accueillant moins d'hommes que de dindons, et à raison, il est des matinées de chasse sans succès. Or, si un matin est infortuné, il convient de revenir et de trouver chemin vers de meilleures savanes, et d'y sévir avant que le soleil ne se couche. Mais il n'est rien que la forêt ne puisse offrir, et l'optimisme y demeure la règle. 

En descendant la colline, je vois au loin un cerf, seul. Il semble prêt à l'ultime sacrifice, celui de sa chair pour nourrir la mienne ; et celles de mes voisins à qui j'ai promis des tripes, met très parfait lorsqu'il est assaisonné avec du whisky. Autour des forêts, l'entraide est la règle. 

L'animal couronné d'une superbe boiserie est en joue. C'est lui ou moi. C'est la loi du plus fort. Aucune police des gibiers protégés ne point en ces lieux. Il est immobile. Son cou est dans le viseur. Un tir ambitieux ; une bonne distance : 50 mètres. Viser le cœur et les poumons serait bien plus confortable, mais cette fois mieux vaudrait ne pas abimer la viande. Une respiration, puis un tir. La tête est-elle touchée ? Non, la balle l'a à peine effleuré. Quel échec ! Pas le temps de se démobiliser. Autre essai, une balle l'atteint, apparemment au cœur. Le cerf s'effondre. Je cours à sa rencontre. Me dirigeant vers elle, je vois la pauvre bête en souffrance, convulsant des pattes arrière. Mon remède consistera dans un couteau dentelé qui lui traversera rapidement mais fermement la carotide. Encore une fois, c'est lui ou moi. Si le cerf était un bipède avec des pouces opposables, il manipulerait lui aussi des fusils pour me plomber le derrière, et s'en donnerait à cœur joie.

Tel est le récit d'une journée de survivance. Tel est le quotidien qui m'autorise à m'affranchir des affres de la post-modernité, dont la dépendance aux super, hyper, méga-marchés, ou que sais-je encore ; aux flots continus d'informations inutiles délivrées sur une toile dont je suis absolument et spectaculairement désintéressé ; aux petits désirs de possession, si ce n'est de bons livres, d'une bonne boussole et de cartouches d'armes à canon lisse. Dans mon Éden sans failles, l'air est d'une telle pureté qu'il semble écarter ma mortalité. Les sens y sont dans un total état d'éveil. Loin des écrans, et sous l'emprise d'instincts purement primaires, les couleurs semblent plus vives, et chaque détail de chaque écorce, et de chaque feuille bringuebalée en haut de son chêne, apparait plus nettement. La faim, la soif, le froid sont des maux humains, trop humains, mais dont la force du vouloir-vivre fait bien peu de cas. Les besoins naturels sont ici un moteur pour s'accomplir.

Néanmoins, je dois admettre que ce récit n'est pas tout à fait exact. D'abord, il m'est assez peu concevable de ne vivre que de la chasse. Alors je reste le petit notable du village, celui qui traite des difficultés juridiques pour mes congénères, si humbles, mais souvent si naïfs... Je ne pouvais si facilement répudier mes diplômes durement acquis. Ensuite, ma demeure n'est point tellement modeste. C'est une cabane canadienne faite de bois, de pierre et de laine sur trois étages avec sous-sol. Loin de tout et près de la vie, cette demeure est gardée par mes deux gros molosses, dont je n'ai plus souvenir des noms, tant je les considère d'une façon utilitaire, sans pour autant les malmener. Il faut croire qu'ils se sont acclimatés à ma neutralité. Mais je garde mon affection pour Poutou, mon chat sibérien, qui laisse trainer des poils partout. Cette sale bête me coûte une fortune en rouleaux adhésifs (achetés naturellement à l'épicerie située à 6 kilomètres des lieux). Puis, peut-être délaisserai-je Poutou pour une petite créature que souvent je croise entre céleris et choux. Je ne parle pas du grillon ou de la guêpe noire, mais d'une charmante villageoise avec qui l'échange est si facile... Ce qui vient de loin parait d'autant plus rare et précieux dit-on. 

Mais il est une vérité universelle : il n'est pas nécessaire d'aller très loin pour avoir tout ce dont on a besoin. Reste que pour pouvoir pratiquer cette maxime, je dus m'exiler outre-Océan et élire domicile sur des terres moins arides en vie, en pensée et en sympathie. Car faut-il vraiment consacrer son existence à ce qui est rustique pour apprécier les plaisirs simples ? Comme saluer le conducteur de bus, puis penser que cela puisse illuminer sa journée ; apprécier l'odeur d'un excellent savon ; boire un café de qualité ; échanger quelques mots avec votre boulanger, lui laisser vous recommander sa dernière trouvaille, lui dire ce qu'il  vous faut, pour quelle occasion, soit pour offrir à un proche, ou soit pour agrémenter une soirée que vous organisez, et ainsi le laisser imaginer la place qu'aura son œuvre dans votre séjour, et le faire se sentir encore plus fier de son œuvre 

Nés dans un trop-plein de technologie, on ne peut plus se passer de ces appareils hors de prix. Évidemment, en dépit d'un goût aigu pour l'émeraude des étendues verdoyantes, nous aimons avoir un home cinema, un bon toaster, un climatiseur, et j'en passe... Clairement, par exemple, comment vivre sans sa salle de sport privée, ni sans les karaokés entre amis ? Comment même supporter de vivre sans ses plus anciens amis ? Ceux qui pensent à nous quand on pense à eux. Ceux qui, même si on les voit peu, restent attachés à votre personnalité ; si bien qu'un départ n'est jamais un adieu, et une retrouvaille n'est jamais qu'une "mise à jour" comme une autre.

En somme, cette nouvelle façon d'exister n'est pas une fuite, mais une guérison, voire une renaissance suggérée par l'inconscient. C'est une voie médiane dictée par un rêve récurrent. Un rêve qui entre en résistance contre les conventions citadines et qui les heurte. Face au désespoir, aux sentiments d'impuissance et d'inutilité, certains pensent à terminer leurs jours. Me concernant, face à cette disposition de l'esprit, j’ai deux façons de réagir : provoquer des incendies chez mes tortionnaires, ou tout quitter et m'en aller très loin. Cette lettre a donc la vocation d'illuminer âmes les plus ombragées.

La vérité est que la civilisation est une agression permanente. 

Le spectre de la post-modernité malmène nos tympans avec la cymbale de l'urgence.  Entre notifications, lumières rouges, enseignes publicitaires et injonctions à se donner tout entier à l’employeur, tout semble orchestré pour noyer l'esprit dans un flot incessant de pleutrerie. Alors l'humain urbain, consentant à endurer sa peine, se rapetisse de jour en jour, pour devenir moins qu'un lutin, un fripon que mille ans de littérature ridiculiseront.

Or, nul ne doit se penser condamné à l'immobilité. Nul ne doit se sentir enraciné, ni affublé d'une destinée qu'il croirait inéluctable.



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