Eyes Wide Shut, une tragédie plus vraie que la réalité
Avant de casser sa pipe, Kubrick nous a offert le plus beau des films érotiques.
Eyes Wide Shut.
C’est l’histoire du gentil Docteur Bill Harford. Tellement joli qu’il se fait draguer par deux mannequins de luxe, en même temps, et lors de la même soirée. Tellement bon médecin de famille qu’il ne rend pas le baiser d’une charmante patiente, éprise pour lui d’une passion dévorante. Tellement adorable qu’il paye une prostituée après lui fait un seul bisou.
Devant la tentation de la chair, il est comme un diabétique dans une confiserie. Mais il a un garde-fou mental : le mariage.
Sa foi dans la morale maritale est si grande qu’il s'imagine à l'ombre de la concupiscence adultérine. Il pense qu'une simple paire d'alliances le préservera de la lassitude de son épouse. Quelle méprise. Lorsque sous l’emprise de la sainte ganja, sa femme lui révélera qu’elle aurait aimé jouer à Touché-Coulé avec un Marine G.I, c’est tout son monde qui s’écroule. Ses perceptions s’étiolent peu à peu. Ses illusions partent en fumée.
En fait, avouer une pensée adultère à Bill Harford, c’est un peu commettre l’adultère. Alors, par revanche, il essayera bien de tromper son épouse, mais ses belles idées ont durci en lui comme la glaise séchée, pour reprendre les mots de Saint-Exupéry. Et le Docteur Harford voit bien que la société est laide. Il voit des pères vendre le corps de leurs filles à peine pubères, il voit des débuts de relations charnelles en pleines rues, et même des gens tout nus qui copulent par quinzaine dans un manoir. Il est le spectateur malheureux et naïf d’une sorte de procession à la gloire de Satan. Encapuché et masqué, comme tous les présents, il assiste à l’onction de sublimes madames, conviées à la cérémonie pour émoustiller les convives et pratiquer des relations.
La crasse du monde lui saute aux yeux.
Or, ce manoir n'est qu'un fragment de ce monde. Tous y portent un masque, correspondant souvent aux types du théâtre antique, tragique ou comique. Parfois amusants, parfois effrayants ; parfois ridicules, parfois impressionnants, ce sont les visages que ces femmes et ces hommes ont choisi de montrer. Quant au masque de Bill Harford, il est plutôt baroque, moderne, neutre, comme s'il portait sur ses pommettes les idées neuves de la monogamie et son stoïcisme devant naïade et joliesse. Mais forts de leurs faux-semblants, les invités de ces festivités peuvent, eux, "goûter" aux heureuses élues ; tandis que quelques-uns, moins alléchants, se borneront à regarder. Car les dames, dans ce manoir comme dehors, choisissent à qui elles se livreront. Cette secte passerait ainsi pour celle de la délicatesse, du désir assumé, mais dans le secret, voire la pudeur.
Ainsi, le thème du film est aussi bien la vie maritale que tout ce qui peut la faire vaciller, et le manoir est le haut lieu de la concupiscence, mais à l'ombre du masque. Et ce manoir, Bill le traverse, abasourdi, telle la Colombe sur un champ de bataille. Son masque lui a ouvert grand les yeux, mais il n'a pas tardé à les refermer lorsqu'il retrouvera sa moitié. Le couple aura alors une discussion très sérieuse, très commune et très formelle, sur le ton de "que fait-on, qu'allons-nous devenir ?". Certes, que peut faire un couple qui a déjà tout ? Une autre adorable petite fille ? Un autre appartement cossu ? Non, ils se doivent la vérité. Oui, Madame est une bonne vivante, et ne partage pas tellement les valeurs de son époux. Oui, pour elle, devoir l'aimer pour la vie lui faire peur. Oui, elle sera amenée à s'imaginer avec un autre dans le feu du lit conjugal. Et c’est en raisonnant sur ces turpitudes bien communes que Kubrick, avant de s'en aller, nous a fait don de la recette du bonheur : dégoter un bon géniteur, lui faire part de nos sentiments, bons comme mauvais, et comme le clama Madame Harford : "baiser".
Soyez heureux. Fermez les yeux.
Eyes Wide Shut est ainsi un merveilleux conte de Noël qui nous invite à grandir, à gravir une marche de l'escalier de la conscience.
C'est le monolithe de "2001", mais pour les idéalistes.
Une belle tragédie.
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