De l'impossibilité de s'approprier la pensée de Nietzsche : le cas Julien Rochedy

  J'adore Friedrich Nietzsche. 

  Sa pensée nous permet de prendre une hauteur considérable sur les rocheuses de l’absurdité de l’existence. Au philosophe allemand, nul phénomène de son temps n’a échappé, et on lui doit le plus beau traité de l’exaltation de soi.

    Mais le problème est le suivant : des « influenceurs » d’une infinie médiocrité, et parfois affublés du titre de « coaches en séduction », osent s’approprier la pensée de Nietzsche. La finalité ? Glorifier la « masculinité » et la « virilité » pour se faire les rabatteurs de quelques partis politiques, dont les acteurs ont peur de tout ce qui n’est pas de leur couleur, et qui ont une passion inavouée pour la chemise brune et les ratonnades au clair de lune. 

    Alors Nietzsche est-il réductible à un fanion politique ? Est-il un apôtre du patriarcat ? Verse-t-il constamment dans la dialectique de l’opposition ?  Mais encore, sa pensée est-elle soluble dans le registre actuel du « contre le féminisme » ou du « contre le gauchisme » ? Et surtout, peut-on laisser des « créateurs de contenus (vides) » souiller ce beau monument d’une odorante urine gorgée de ressentiment et de préjugés  ? 

    Chacune de ces questions aura une réponse, mais aucune ne saurait être ferme, car ici s’impose la nuance. Sauf pour la dernière (cette partie va particulièrement vous étonner).

PARTIE I - LA VOLONTÉ DE GRANDEUR

    "Affamée, violente, solitaire, sans Dieu : ainsi se veut la volonté du lion. Libre du bonheur des esclaves, délivrée des dieux et des adorations, sans épouvante et épouvantable, grande et solitaire : telle est la volonté du véridique". (« Ainsi parlait Zarathoustra » aux éditions Le Livre de poche, p. 127).

    La Volonté de puissance, un louange à la virilité ?

    L'idée de "Volonté de puissance" est la clé de voûte de l'édifice philosophique de Nietzsche, si bien que tout le reste en ruisselle. C'est une idée concrète, revigorante, qui t’incite à agir, car l’action est la façon acceptable de vivre. Il s’agit de chercher à grandir en apprenant à se connaitre soi-même, à se dompter. Pour Nietzsche, le savoir est tout bonnement le plus grand des pouvoirs. 

     Plus encore, c’est l’art de se surmonter, et pour cela il convient de te faire un peu mal, de te lever tôt et de bosser. Cette idée est alors à mille lieues des considérations sur le « mâle alpha » et les érections puissantes.

    « L’homme est quelque chose qui doit être surmonté", Qu'avez-vous fait pour le surmonter ? Tous les êtres, jusqu’ici, ont créé quelque chose au-dessus d’eux-mêmes : et voulez être le reflux de cette grande marée et vous préférez retourner à l'animal plutôt que de surmonter l'homme ?" (« Ainsi parlait Zarathoustra » aux éditions Le Livre de poche, p. 25).

  Ainsi, aucun vendeur d'air postmoderne ne saurait saisir cette idée : la création est la meilleure, la plus belle et la plus honorable façon de s'accomplir. Créer est une façon de se distinguer des bêtes ; c’est réaliser sa propre ode à l’humanité. 

    Alors laisse donc ta marque, et va à l’essentiel ! Fais de ta vie quelque chose d’assez extatique pour que tu veuilles sans cesse y revenir.

    Les contrariétés ? Méprise-les ! Ton colis a du retard ? Peu importe ! Ton partenaire te prend la tête ? Ignore-le ! Ton plat au restaurant arrive froid ? Et alors ? Renvoie- ! Reste calme surtout. Ton énergie est une denrée précieuse. Donc ne sois pas trop avenant, et retient bien que l’altruisme est le plus grand des mensonges, à l’instar de celui des idéologues qui prétendent  « t’enseigner Nietzsche » avec le plus grand des désintéressements.

    "Jadis le mal c'était le doute et la volonté d'être soi. En ce temps-là le malade devenait un hérétique et un sorcier : il souffrait en tant qu'hérétique et en tant que sorcier et comme tel il voulait faire souffrir" - (« Ainsi parlait Zarathoustra » aux éditions Le Livre de poche, p. 127).

PARTIE II - ÊTRE « NIETZSCHÉEN »

    Peut-on sérieusement se revendiquer « nietzschéen » ?

    « Nous n'aimons pas l'humanité ; mais d'autre part nous sommes bien loin d'être assez « allemands » - tel qu'on emploie aujourd'hui le mot « allemand » - pour être les porte-paroles du nationalisme et de la haine des races, pour pouvoir nous réjouir des maux de cœur nationaux et de l'empoisonnement du sang, qui font qu'en Europe un peuple se barricade contre l'autre comme si une quarantaine les séparait. Pour cela nous sommes trop libres de toute prévention, trop malicieux, trop délicats, nous avons aussi trop voyagé : nous préférons de beaucoup vivre dans les montagnes, à l'écart, « inactuels », dans des siècles passés ou futurs, ne fût-ce que pour nous épargner la rage silencieuse, à quoi nous condamnerait le spectacle d'une politique qui rend l'esprit allemand stérile, puisqu'elle le rend vaniteux, et qui est de plus une petite politique : - n'a-t-elle pas besoin, pour que sa propre création ne s'écroule pas aussitôt édifiée, de se dresser entre deux haines mortelles? n'est-elle pas forcée de vouloir éterniser le morcellement de l'Europe en petits États ?... Nous autres sans-patrie, nous sommes trop multiples et trop mêlés, de race et d'origine, pour faire des « hommes modernes ».... (Le Gai savoir, éditions Flammarion, p. 485 et 486, par. 377 "Nous, les sans patrie").

    Se qualifier de  « nietzschéen », est-ce autre chose qu’une aporie ? Pour répondre, référons-nous au plus éminent des représentants de la « droite nouvelle », dure, intransigeante et nostalgique, et il s'agit de Julien Rochedy dont l'ouvrage auto-édité « Nietzsche l’actuel » souffre de légères imprécisions, et de quelques contre-sens. 

    D'abord, du texte précité, on notera la balle perdue en direction des patriotes et des petits idéologues. On relèvera également que M. Rochedy ose titrer son livre « Nietzsche l'actuel », alors qu’il est assez clair que pour le penseur, le mot "actuel" est une insulte.

   Ensuite, l’œuvre du philosophe n'est pas un dogme ; Nietzsche n'a rien d'un prophète. Donc faire de l'auteur du "Crépuscule des idoles" une icône de la mode est quelque peu audacieux.

    D'une part, Nietzsche prescrit moins qu’il ne décrit. Sa pensée n’a aucune valeur de doctrine, car il s’est « seulement » attelé à dépeindre le portrait de l’humain le plus complet, celui qui est en pleine possession de ses capacités. Ainsi le philosophe prend soin de fustiger tout ce qui l'abaisse. Et certes, lire Nietzsche fait du bien, donc il est tentant de vouer une véritable adoration à celui qui serait un "libérateur". Toutefois, le but de la philosophie est d’affranchir la foule de toutes influences, en ce compris de celle du philosophe.

    En cela, d’autre part, Nietzsche doit rester critiqué, tout « éveilleur » qu’il est. Par exemple, si le Zarathoustra est une merveille de littérature qui scintille de ses milles allégories, le lecteur  gardera en mémoire qu'il s'agit d'une satire. Au grand dam des Perses, dans cet ouvrage Nietzsche célèbre son athéisme en s'accaparant un prophète dont la religion est tombée désuétude. Et c'est non sans malice que l'auteur a vêtu son propos d'un style lyrique et des hobereaux de la morale, ne serait-ce que pour singer les écrits des doctrines monothéistes. 

    La Bible ? Nietzsche aussi peut le faire. Il a même affirmé à son éditeur que son Zarathoustra était le « 5ème Évangile » (lettre à Franz Overback du 20 janvier 1883). Il n’en faudra pas plus pour que le crédule en vienne à idolâtrer le plus grand des pourfendeurs de l'idolâtrie. 

  Donc, il ne peut exister de "nietzschéisme", sauf à travestir la pensée du philosophe, et - pis encore -  bafouer sa mémoire.

  « Tout ce que les philosophes ont manié depuis des milliers d’années c’était des idées-momies, rien de réel ne sortait vivant de leurs mains. Ils tuent, ils empaillent lorsqu’ils adorent, messieurs les idolâtres des idées, — ils mettent tout en danger de mort lorsqu’ils adorent.  »  (« Le Crépuscule des idoles », éditions Arvensa, p. 88 - La "Raison" dans la philosophie).

    Nietzsche est-il plutôt moraliste ou immoraliste ?

« Je suis le premier immoraliste ; je suis le destructeur par excellence »  

(« Ecce Homo », p. 84 - « Pourquoi je suis une fatalité »).  

    On l’a vu, la Volonté de puissance est ce qu’il y a de plus simple à comprendre dans le système de Nietzsche, raison pour laquelle Julien Rochedy semble l'avoir bien saisie : « la Volonté de puissance est la motivation intérieure la mieux partagée au monde, parce qu’elle est l’essence de la vie » (Nietzsche l’actuel » de Julien Rochedy aux éditions Julien Rochedy, p. 54). 

    Mais l’ami Rochedy se trompe ou ment quand il défend « le nietzschéen » qui ne saurait constituer un « être immoral à la recherche de puissance... » (même page). Car - pas de chance - Nietzsche est un immoraliste revendiqué. 

    Au même titre que le ressentiment, Nietzsche vomit l'idéalisme naïf et les valeurs gentillettes pleines de compassion. La morale est pour l'esprit humain le plus grand des carcans, donc tous les moyens sont bons pour s’élever. Aussi est-il insupportable de passer une vie à subir les petites récriminations ou les grandes culpabilisations. Nous ne devons pas plus avoir honte de notre nature et de nos bas instincts, à l'image de la pulsion sexuelle. Ainsi, empanaché de son génie pour les mots, Nietzsche avait assez de courage pour rudoyer une morale chrétienne qu'il décrit comme rapetissante, à une époque où la toge laïque n'était pas tout à fait tendance.

    Cependant, avec une telle lecture, on pourrait - à l'instar du camarade Rochedy - considérer Nietzsche comme « actuel », et oser étendre le réquisitoire aux petites injonctions politiques de notre temps, dont celles des véganisme, écologisme, libéralisme, wokisme... Obiter dictum : aucun "-isme" n'est digne de confiance, y compris le "nietzschéisme". Mais gardons-nous d'extrapoler. Nietzsche est un homme de son temps ; et sa caractéristique est d’être au christianisme ce que la Grosse Bertha est au tilleul de Verdun.

    « De l’intelligence du christianisme — C’est une des ficelles du christianisme que d’enseigner la totale indignité, peccabilité et nature méprisable de l’homme en général sur un ton tellement fracassant que le mépris de ses semblables n’y est plus possible. Qu’il pèche autant qu’il veut, il n’est pourtant pas foncièrement différent de moi : c’est moi qui suis à tous les degrés indigne et méprisable », voilà ce que se dit le chrétien. » (Humain, trop humain I, éditions Flammarion, p. 249-250). 

PARTIE III - "GOTT IST TOT" 

 "Dieu est mort", une idée compatible avec celles de la droite traditionnelle ?

    "L'insensé - N'avez-vous pas entendu parler de cet homme fou qui, en plein jour, allumait une lanterne et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse: « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » — Comme il se trouvait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu son cri provoqua une grande hilarité. A-t-il donc été perdu ? disait l'un. S'est-il égaré comme un enfant ? demandait l'autre. Ou bien s'est-il caché ? A-t-il peur de nous ? S'est-il embarqué ? A-t-il émigré ? — ainsi criaient et riaient-ils pêle-mêle. Le fou sauta au milieu d'eux et les transperça de son regard. « Où est allé Dieu ? s'écria-t-il, je veux vous le dire ! Nous l'avons tué, — vous et moi ! Nous tous, nous sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l'éponge pour effacer l'horizon ? Qu'avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil ? Où la conduisent maintenant ses mouvements ? Où la conduisent nos mouvements ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N'errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Le vide ne nous poursuit-il pas de son haleine ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne voyez-vous pas sans cesse venir la nuit, plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer les lanternes avant midi ? N'entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la décomposition divine ? — les dieux, eux aussi, se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu'à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau — qui effacera de nous ce sang ? Avec quelle eau pourrons-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d'inventer ? La grandeur de cet acte n'est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux pour du moins paraître dignes des dieux ? Il n'y eut jamais action plus grandiose, et ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause de cette action, à une histoire plus haute que ne fut jamais toute histoire. » — Ici l'insensé se tut et regarda de nouveau ses auditeurs : eux aussi se turent et le dévisagèrent avec étonnement. Enfin il jeta à terre sa lanterne, en sorte qu'elle se brisa en morceaux et s'éteignit. « Je viens trop tôt, dit-il alors, mon temps n'est pas encore accompli. Cet événement énorme est encore en route, il marche — et n'est pas encore parvenu jusqu'à l'oreille des hommes. Il faut du temps à l'éclair et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, même lorsqu'elles sont  accomplies, pour être vues et entendues. Cet acte-là est encore plus loin d'eux que l'astre le plus éloigné, — et pourtant c'est eux qui l'ont accompli ! » — On raconte encore que ce fou aurait pénétré le même jour dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem œternam deo. Expulsé et interrogé il n'aurait cessé de répondre la même chose : « A quoi servent donc ces églises, si elles ne sont pas les tombes et les monuments de Dieu ? »" (Le Gai Savoir, éditions Flammarion, p. 110 et 111).

    Qui est cet Insensé qui annonce "la mort de Dieu" ? Cet agité dit-il tout cela parce qu'il est fou ? Ou bien n'est-il insensé qu'aux yeux des ignorants ? A-t-il été frappé de démence seulement au moment où il a pris conscience de la disparition de la morale ? Cette dernière lecture expliquerait que cet "insensé" se mette à rechercher une nouvelle lumière pour combler l'ombre laissée par Dieu. Une lumière nous viendrait de la science, "grande dispensatrice des douleurs" énonce Nietzsche, dont la mauvaise santé est notoire (Le Gai savoir, éditions Flammarion, p. 38 - "Du but de la science").

    Néanmoins, tout le monde n’est pas de cet avis :

    « Une bonne fois pour toutes, ce que Nietzsche entend par la mort de Dieu, c’est l’observation lucide et implacable d’un christianisme qui a perdu de sa superbe en Europe après avoir régné sur les consciences pendant mille ans.

    La modernité tue Dieu dans la mesure où elle s’en passe, qu’elle l’oublie et qu’elle le prie moins, mais sa mort laisse les hommes sans sens, précisément, c’est-à-dire insensés, puisqu’ils n’ont plus de guide ». (« Nietzsche l’actuel » de Julien Rochedy aux éditions Julien Rochedy, p. 35).

    Nous apprenons donc, "une bonne fois pour toutes", que Nietzsche fait l’apologie de christianisme, et mieux encore : un christianisme qui a fait briller l’Europe ! Mais parle-t-on du même Nietzsche qui relève que le déclin de l'Empire romain a été causé par l'expansion du christianisme ? (Humain trop humain, éditions Flammarion, p.270, par. 240 - "Cycles de l'humanité"). N'a-t-il jamais énoncé que les Grecs des temps reculés étaient la culture supérieure pour avoir tenu en échec les fondateurs des religions ? (Le Gai savoir, éditions Flammarion, p. 121 - "Insuccès des réformes"). 

    "Sans Dieu, sans religion, et donc sans but transcendant, les postmodernes sont réduits à une toute petite immanence" («Nietzsche l’actuel » de Julien Rochedy aux éditions Julien Rochedy,  p. 115)

    Parle-t-on du même penseur qui nous explique sur plus de 2000 pages que de devoir s’humilier devant la morale est pour l’humanité un pesant fardeau  ?

    Rappelons-nous que son Zarathoustra est cet ermite qui décide de sortir de sa caverne pour côtoyer la foule et leur asséner des vérités dérangeantes. Or, cette voix de l’Insensé sonne drôlement comme celle de Zarathoustra l’incompris, qui s'exprime en ces termes : 

    « Devant Dieu ! Mais ce Dieu est mort ! Hommes supérieurs, ce Dieu était votre pire danger.
    
    C’est depuis qu’il gît au sépulcre que vous êtes ressuscités. C’est maintenant enfin que va luire le grand Midi, que l’Homme supérieur va être – le maître.

    Comprenez-vous cette parole, ô mes frères ? Vous êtes épouvantés, votre cœur a le vertige ? Vous voyez s’ouvrir un abîme ? Entendez-vous l’aboiement du chien d’enfer ?

    Allons, courage ! Hommes supérieurs. C’est à présent que la montagne de l’avenir humain va accoucher. Dieu est mort. Mais nous, nous voulons à présent que le Surhumain vive. » (Ainsi parlait Zarathoustra, éditions Flammarion, p. 336 et 337 - "Le Surhumain")

    Nulle ambiguïté

   Et qu’entend-on par « grand Midi » ? Le grand Midi symbolise la moitié du chemin parcouru vers le surhumain. Encore faut-il que l’humain dépasse le divin, et célèbre la disparition de la morale dans ses mœurs, condition essentielle pour qu'il parvienne à la connaissance de lui-même.

    Il n’y a donc aucune contradiction entre le Gai savoir paru en 1882 et le Zarathoustra paru un peu plus tard, en 1885. D'ailleurs, ce dernier ouvrage sera une synthèse de la philosophie de Nietzsche ; ou la quintessence sublimée de sa pensée. 

    Rappelons encore le goût de Nietzsche pour la provocation et la subversion, et ce "Gott ist tot" s’avère être une parodie des saints écrits.

    « L'insensé dit en son coeur: Il n'y a point de Dieu ! Ils se sont corrompus, ils ont commis des actions abominables; Il n'en est aucun qui fasse le bien ». (Psaume, 14)

    Des mots qui résonnent dans le clocher de la culpabilisation de la grande chapelle du rapetissement, et qui déraisonnent infiniment à l'oreille de Nietzsche...

    Donc s’appuyer sur Nietzsche pour se conforter dans sa bigoterie, c’est vraiment osé. C'est à se demander comment l'éditeur de « Nietzsche l'actuel » n'a pu déceler la légèreté coupable de son auteur...

    Ah, oui. L'auteur s'est édité lui-même*...

    « Le plus important des événements récents - le fait « que Dieu est mort », que la croyance au Dieu chrétien a été ébranlée - commence déjà à projeter sur l'Europe ses premières ombres. (...) En effet, nous autres philosophes et « esprits libres », à la nouvelle que « le Dieu ancien est mort  » nous nous sentons illuminés d'une aurore nouvelle ; notre cœur en déborde de reconnaissance, d'étonnement, d'appréhension et d'attente, - enfin l'horizon nous semble de nouveau libre, en admettant même qu'il ne soit pas clair, - enfin nos vaisseaux peuvent de nouveau mettre à la voile, voguer au-devant du danger, tous les coups de hasard de celui qui cherche la connaissance sont de nouveau permis; la mer, notre pleine mer, s'ouvre de nouveau devant nous, et peut-être n'y eut-il jamais une mer aussi « pleine ». (Le Gai savoir, p. 397)".

*Que l'on se garde de m'objecter que M. Rochedy est tellement un libre penseur qu'aucun éditeur ne voulait se risquer à le publier. Il existe nombre de maisons d'édition qui se réclament de la dissidence.

PARTIE IV - LES FEMMES

Nietzsche n'est-il pas un peu misogyne ?

    « Les femmes ? Elles m'aiment toutes. C'est une vieille histoire ».

(Ecce homo, p. 43)

    À première vue, Nietzsche tiendrait la femme en assez basse estime : "La femme veut être prise, acceptée comme propriété, elle veut se fondre dans l'idée de « propriété », de « possession ». Mais l’homme n’est pas en reste car pour être désirable, il est lui est indiqué d'être celui qui "ne se donne et ne s'abandonne pas lui-même, qui, au contraire, veut et doit enrichir son « moi » par une adjonction de force, de bonheur, de foi" (Le Gai Savoir aux Éditions Flammarion, paragraphe 363). La finalité ? La procréation. Pour Nietzsche, la reproduction charnelle est l'acte de création ultime, le plus divin de tous. C'est le désaveu du dogme d'un Dieu disposant du monopole de la création : « L’homme est pour la femme un moyen : le but est toujours l’enfant..." (Ainsi parlait Zarathoustra aux éditions Le Livre de poche, p. 85).  Et qu'est-ce que l'enfant dans le logiciel de Nietzsche, sinon « Un corps supérieur, un premier mouvement, une roue qui roule sur elle-même », car « tu dois créer un créateur » (p. 93). 

    Point d'inégalité en droits : femme comme homme sont les mêmes petits sujets du grand stratagème de la nature.

   On en conviendra, cette vision semble un tantinet primitive, mais elle est résolument anti-déiste et rejette surtout la morale religieuse avec son mépris de la vie sexuelle : un "véritable crime contre la vie, le vrai péché contre le Saint-Esprit de la Vie". Ni plus, ni moins. (Ecce Homo, p. 44). 

    Et Nietzsche a-t-il abordé la question du féminisme ? Assurément, le penseur s'est dressé contre le mouvement « d'émancipation de la femme ». La raison ? Les tenantes de cette mouvance refusent d'enfanter, ce qui est selon l'auteur la négation même de la vie. 

    Donc n’en déplaise aux fâcheux, Nietzsche souhaitait avant tout préserver la vie, et il ne se sentait nullement oppressé dans sa virilité par des revendicatrices. 

    "L’homme véritable veut deux choses : le danger et le jeu. C’est pourquoi il veut la femme, le jouet le plus dangereux.

  L’homme doit être élevé pour la guerre, et la femme pour le délassement du guerrier : tout le reste est folie" (Ainsi parlait Zarathoustra, p. 84 - "Des petites vieilles et des petites jeunes").

PARTIE V - L'AUTORITÉ

Puisque l'humain est un guerrier naturel, doit-il remettre son destin à une figure autoritaire, comme le commande le fantasme nationaliste ?

    « Les symptômes de la corruption - (...) Lorsque la décomposition a atteint son apogée, de même que la lutte des tyrans de toute espèce, le César arrive toujours, le tyran définitif, qui met fin à ce combat épuisé à la conquête de la prépondérance, en faisant travailler pour lui la fatigue. (...) En ces temps, la corruptibilité et la trahison sont les plus fréquentes : car l'amour de l'ego qui vient d'être découvert est maintenant beaucoup plus puissant que l'amour de la vieille patrie, usée et rabâchée; et le besoin de se mettre à l'abri d'une façon quelconque contre les terribles ballottements de la fortune, ouvre même les mains les plus nobles, dès qu'un homme riche et un puissant se montrent prêts à y jeter de l'or. L'avenir est alors si incertain qu'il faut vivre au jour le jour : un état d'âme qui donne jeu facile à tous les séducteurs, - car on ne se laisse séduire et corrompre que pour « un jour » et l'on se réserve l'avenir et la vertu! On sait que les individus, ces véritables hommes « en soi » et « pour soi » songent aux choses du moment, bien plus que leurs antipodesles hommes de troupeau, parce qu'ils se tiennent eux-mêmes pour aussi imprévisibles que l'avenir (Le Gai savoir, p. 122 à 124, GF). 

    Nietzsche nous avertit qu'un peuple fatigué de se battre pour son élévation est prompt à remettre son destin à un égomaniaque. "L'avenir est incertain" et ce peuple doit travailler pour vivre (et inversement). Ainsi, le tyran viendra profiter de cet abaissement, et comme un Napoléon, infidèle et ivre de sa puissance, il tentera de soumettre "son" peuple à tous ses petits désirs. Pour l’expliquer, Nietzsche rapporte ses paroles de Napoléon adressées à son épouse : « J'ai le droit de répondre à toutes vos plaintes par un éternel "moi". Je suis à part de tout le monde, je n'accepte les conditions de personne. Vous devez vous soumettre à toutes mes fantaisies, et trouver tout simple que je me donne de pareilles distractions. » (Le Gai savoir, p. 123, GF).

    Donc, avant Staline, avant Hitler, Nietzsche répugnait déjà le culte de l'Etat, a fortiori lorsqu'il est incarné par un homme seul : "L'Etat c'est ainsi que s'appelle le plus froid des monstres froids et il ment froidement, et le mensonge vous sort de sa bouche : "Moi, l'Etat, je suis le peuple" (Ainsi parlait Zarathoustra, p.65 à 66 - "De la nouvelle idole"). De plus, il ajoute plus loin - sur le ton mystique qu'on lui connait : "Là où cesse l'Etat - regardez donc, mes frères ! Ne les voyez-vous pas, l'arc-en-ciel et les ponts du surhumain ?" (p. 66). 

    Dès lors, quand des personnalités de droite se revendiquent du "nietzchéisme" tout en adorant Napoléon, on est tentés de rire. Car, premièrement, il n'est pas certain que ces thuriféraires des despotes auraient survécu aux guerres napoléoniennes ; deuxièmement, le philosophe véritable entretient un mépris sans bornes pour un peuple qui réclame davantage l'expansion territoriale que la sagesse et la vérité. 


    À ce titre, Nietzsche, l'universitaire, déclarait sans risque que « L'Etat s'est toujours peu soucié de la vérité, ce qui lui importe, c'est la vérité utile, plus exactement toute espèce d'utilité, que ce soit la vérité, la demi-vérité ou l'erreur » (« Considérations inactuelles » - "Schopenhauer éducateur", éditions Mercure de France, p. 187).

    Enfin, troisièmement, ce besoin de protection par un père des "peuples" dénote un fort sentiment d'insécurité, et un faible caractère.

    Par ailleurs, pour le désoeuvré nationaliste du net, il me parait utile de se reporter au sublime "Histoire de France" de Jacques Bainville, et de lui préciser que l'Etat est une forme d'organisation qui instaure un ordre unifié sur le territoire ; par exemple au soutien d'une justice royale, plutôt que locale : 

    "Il ne faut pas oublier que Philippe le Bel réunit à la France la Champagne, la Marche et Angoulême, Lyon et le Vivarais, qu'il maria sons second fils, Philippe le Long, à l'héritière de Bourgogne, et qu'il garda, de la dure entreprise de Flandre, Lille, Douai et Orchie" ("L'honorable maison capétienne, règne de père en fils" - Histoire de France, J. Bainville, éditions Tallandier, p. 89).

    Il s'agissait particulièrement de sonner le glas de l'arbitraire des seigneurs féodaux sur leurs parcelles, car "(...) Les hommes de ce temps-là étaient plus difficile à gouverner que ceux du nôtre. De nos jours, l'uniformité de l'administration a rendu la tâche du pouvoir relativement aisée" (p. 89).

    Cette centralisation était alors rendue nécessaire pour une France assaillie de part et d'autre, sur fond de conflit avec le pape Boniface VIII concernant des questions économiques. 

     Sous le règne de Philippe IV, la France a donc livré une bataille intellectuelle contre elle-même, avant de déchoir lamentablement dans la bureaucratie que l'on connait. Néanmoins, la naissance de l'Etat moderne reste une œuvre d'émancipation et une véritable révélation de puissance, bien que la suite n'ait pas toujours été glorieuse...

   Ainsi, la métaphore du guerrier de Nietzsche est à l'image de la France capétienne : une exhortation à la puissance de soi, envers soi et pour soi. Car, l'ennemi est celui qui nous force à nous dépasser, à repousser nos limites : "Pour moi, vous devez être ceux dont l'oeil est toujours à la recherche d'un ennemi, - de votre ennemi (...). Vous devez aimer la paix comme un moyen d'autres guerres. Et vous devez mieux aimer une paix courte qu'une paix longue (...). Le guerre et le courage ont fait plus de choses que l'amour du prochain". (Ainsi Parlait Zarathoustra, p. 63 - "De la guerre et des guerriers"). 

    Donc "guerre", "ennemi", "courage" symbolisent l'adversité, sans laquelle l'homme s'empêtrerait dans un confort amollissant. En cela - et cette idée plaira à la "droite dure" - Nietzsche fait expressément référence aux "socialistes". Mais - manque de chance encore - l'auteur fait moins référence à l'entité politique qu'à l'abstraction. Plus intéressant encore, pour personnifier ce socialisme, Nietzsche ne prend pas le Benoit Hamon teutonique de l'époque mais... le Christ. Le Christ qui "exigea l'abêtissement  des hommes, se plaça du coté des pauvres en esprit et enraya la production de l'intellect suprême : et cela est cohérent" (Génie et État idéal en contradiction - Humain, trop humain, éditions Flammarion, par. 235, p. 259 et p. 260).

    Donc cette guerre, ce peut-être lire, écrire, étudier, appeler la souffrance de ses vœux - détester ça au début, puis adorer ça (contrairement à Nietzsche d'ailleurs pour qui, dit-il dans son Ecce Homo, tout était facile. Sauf sa digestion). Le rapport de force s'exerce surtout à l'égard de soi, et non pas tellement à l'égard des autres. Ceux qui ne peuvent s'empêcher de se comparer ne sont pas libres, mais bien esclaves du regard des autres. Et ceci, aucun sophiste, démagogue, gouvernant, dictateur, tyran, en somme « un élu », ne saurait nous libérer.

    "La dernière noblesse de sentiment - Qu'est-ce qui rend donc « noble » ? Ce n'est certainement pas de faire des sacrifices : même le débauché le plus furieux fait des sacrifices. Ce n'est certainement pas d'obéir à une passion; il y a des passions méprisables. Ce n'est certainement pas de faire quelque chose pour les autres, sans égoïsme; peut-être la conséquence de l'égoïsme est-elle la plus forte, justement chez les plus nobles. - Ce qui fait la noblesse d'un être, c'est que la passion qui s'empare de lui est une passion particulière, sans qu'il le sache; c'est l'emploi d'une mesure rare et singulière et presque une folie; c'est la sensation de chaleur dans les choses que d'autres sentent froides au toucher; c'est la divination de valeurs pour lesquelles une balance n'a pas encore été inventée; c'est le sacrifice sur des autels voués à des dieux inconnus; c'est la bravoure sans le désir des honneursc'est un contentement de soi qui déborde et qui prodigue son abondance aux hommes et aux choses. Jusqu'à présent, cela a donc été la rareté, et l'ignorance de cette rareté, qui rendait noble. Que l'on considère cependant que, par cette ligne de conduite, tout ce qui était ordinaire, prochain, indispensable, bref tout ce qui servait le plus à conserver l'espèce, en général la règle dans l'humanité jusqu'à présent, a été jugé avec injustice et calomnié dans son ensemble, en faveur de l'exception. Se faire l'avocat de la règle - cela pourrait peut-être devenir la forme et la finesse suprêmes, par quoi la noblesse de sentiment se manifeste sur la terre. » (Le Gai savoir, p. 155 et 156).

   PARTIE VI - LE GAUCHISME

Le gauchisme est-il un nihilisme ?

    "Ne-plus-vouloir et ne plus-plus-juger et ne-plus-créer, que cette grande attitude-là reste à tout jamais loin de moi !"

(Ainsi parlait Zarathoustra, p. 108 - "sur les îles bienheureuses)

    D'abord, qu'est-ce qu'un gauchiste ? Parle-t-on du syndicaliste qui bloque une usine pour être mieux considéré ? Ou du militant pour l'écologie qui vit en autarcie entre néo-ruraux ? Ou parle-t-on des cyber-tenants de la confuse théorie de l'intersectionnalité ?

   Pour notre champion de la droite, ce serait très imprécisément : "le progressiste qui demande de déconstruire (autre mot pour détruire*) toute la civilisation européenne pour l'avènement d'une société meilleure, ressemble finalement à l'imam fanatique qui demande à ses ouailles d'aller se faire sauter, et donc détruire, pour l'arrivée d'un monde meilleur, celui de Dieu". ("Nietzsche, l'Actuel, Julien Rochedy, p. 112)

*Merci à lui pour cette précision 

    L'ennemi, ce serait donc le lycéen qui souhaite cancel Flaubert et Goethe parce que trop difficiles à lire ? Ou bien le "progressiste", celui entendu comme le triste sire de Twitter aux mille threads contre l'altérité sexuelle ? Et comment fait-il le lien entre le woke hyper-sensible allergique à la violence et l'imam fanatique ?

    Malheureusement, l'adversaire est défini en des termes très évasifs, ce qui nous conduit à nous s'interroger sur le sens du combat du vaillant Rochedy. Mais on devine bien que c'est le radical d'internet, celui qui nie la réalité qui est visé. En somme, le chevalier Rochedy joue de sa lance imaginaire et tance le famélique, le fragile, probablement honteux de la fortune de ses parents. Et en chargeant des faibles, Rochedy est plus proche de Renaud de Châtillon que Godefroy de Bouillon.

    Donc, certes, le gauchiste est un nihiliste certifié. Toutefois, et gauche et droite dans leurs acceptions radicales sont les deux faces du même écu rouillé. Les deux camps sont composés des meilleurs avocats du néant, lesquels demeurent toutes des victimes consentantes de l'hystérisation du débat politique. Sans vocation particulière, sans attrait pour la compréhension du monde, c'est le besoin d'appartenir à un groupe qui leur plait. Ils ne créent rien, ils ne veulent rien. Tous deux se fourvoient dans leurs idéaux et veulent seulement exister, à défaut d'avoir la sagacité suffisante et l'enthousiasme nécessaire pour créer. Le ressentiment est la base commune de ces deux étables. 

    Humains, trop humains... 

    "Ils ne sont pas rares, c'est peut-être même la majorité, les hommes qui ont besoin, pour maintenir en eux leur estime d'eux-mêmes et un certain talent pour agir, de rabaisser et de dénigrer, dans la représentation qu'ils s'en font, tous les hommes qu'il connaissent..." (Humain, trop humain, éditions Flammarion, p. 122 - "Valeur du dénigrement).

    Aussi, Nietzsche a une pensée particulière contre la morale du ressentiment : « Telle est, à mon avis, la seule véritable cause physiologique du ressentiment, de la vengeance et de tout ce qui s’y rattache, je veux dire le désir de s’étourdir contre la douleur au moyen de la passion : – généralement on cherche cette cause, à tort selon moi, dans le contre coup de la défensive, dans une simple mesure de la réaction, dans un « mouvement réflexe », au cas d’un dommage ou d’un péril soudain, tel que ferait encore une grenouille sans tête pour sortir d’un acide caustique. » ("La généalogie de la morale" p. 235 et p. 236, Mercure français).

    Tant le bourgeois en quête d'identité que le bourgeois en quête de virilité ont une vive souffrance en réalité ; et leur passion de la querelle militante est le signe de leur opulence et de leur décadence. En effet, la décadence pour Nietzsche, ce n'est pas passer ses journées à manger du raisin sur la croupe d'une métèque, mais c'est renier la culture pour s'adonner à de basses occupations. En l'espèce, ces radicaux postmodernes se cherchent sempiternellement des ennemis. Non pas pour grandir, mais seulement pour paraitre et apparaitre. Ils finiront donc dévorés par leurs funestes affects  « Et rien ne vous fait vous consumer plus vite que le ressentiment. Le dépit, la susceptibilité maladive, l’impuissance à se venger, l’envie, la soif de la haine, ce sont là de terribles poisons et pour l’être épuisé ce sont certainement les réactions les plus dange­reuses » (Ecce Homo, p. 38).

    Ce beau développement nous confirme que la philosophie de Nietzsche s'adresse avant tout à l'individu pris en tant qu'humain épris de la liberté, et pour l'atteindre il doit changer de peau, et se détacher de la folie ambiante, quitte à arpenter son chemin en solitaire. Alors pour Nietzsche, la virilité est célébrée en ces termes :

        « ...Il faut maintenant des hommes vaillants qui préparent le terrain, des hommes qui ne pourront certes pas sortir du néant - et tout aussi peu du sable et de l'écume de la civilisation d'aujourd'hui et de l'éducation des grandes villes : des hommes qui, silencieux, solitaires et décidés, s'entendent à se contenter de l'activité invisible qu'ils poursuivent : des hommes qui, avec une propension à la vie intérieure, cherchent, pour toutes choses, ce qu'il y a à surmonter en elles : des hommes qui ont en propre la sérénité, la patience, la simplicité et le mépris des grandes vanités tout aussi bien que la générosité dans la victoire et l'indulgence à l'égard des petites vanités de tous les vaincus : des hommes qui ont un jugement précis et libre sur toutes les victoires et sur la part du hasard qu'il y a dans toute victoire et dans toute gloire : des hommes qui ont leurs propres fêtes, leurs propres jours de travail et de deuil, habitués à commander avec la sûreté du commandement, également prêts à obéir, lorsque cela est nécessaire, également fiers dans l'un et l'autre cas, comme s'ils suivaient leur propre cause, des hommes plus exposés, plus terribles, plus heureux ! Car croyez-m'en! - le secret pour moissonner l'existence la plus féconde et la plus grande jouissance de la vie, c'est de vivre dangereusement !  » (Le Gai savoir, p. 234 - les hommes qui préparent).

         Cette énergie qui anime Nietzsche quand il écrit ses lignes vivifiantes porte la marque de la Volonté de puissance. Cette puissance, rappelons-le, n'est pas décrite comme consubstantielle au genre masculin, mais à l'humanité mot traduit de l'allemand mensch, ou personne ; et cette force, on pourrait également l'appeler hybris, égo, libido, joie de vivre...

   Donc la portée politique de l'idée de nihilisme est grandement à relativiser.

     Le nihiliste n'est ni de gauche, ni de droite. C'est une maladie chronique. La culture du néant demeure assez actuelle, c'est une certitude. Toutefois, le nihilisme endémique de notre temps est tout à fait délié de cette grande accusée qu'est la morale judéochrétienne. La cause première de la déliquescence des esprits réside plutôt dans l'industrialisation, le commerce agressif, l'emprise du numérique dans nos quotidiens et j'en passe... Et à présent, ce sont les appartenances politiques qui servent de paroisses, et chacune d'elles dégobillent son lot de morales et d'interdits quasi-religieux. Clamons-le comme il se doit : l'esprit de parti est un cancer. Il s'empare du corps du malade et lui abolit sa liberté de penser, si bien que le souffrant n'osera jamais dire ou penser quoi que ce soit qui irait à l'encontre de la ligne du groupe.

   Enfin, les comportements suivants sont à mon sens véritablement et hautement nihilistes : 

- Passer plus de deux heures par jour - chaque jour - à jouer aux jeux vidéos, tandis que les savants du numérique te servent ta dose de dopamine avec trophées et nouveaux DLC. Une conception particulière de l'accomplissement.

- Se complaire dans la politesse, lisser son langage, masquer sa pensée, ou ne pas du tout en avoir, diluer chaque jour son vocabulaire dans le bassin du corporatif ou du vulgaire ; ne jamais rien dire de drôle ou d'intelligent par crainte de heurter.

- Pour l'homme, passer ses fins de semaine à chercher la gueuse dans laquelle vider sa semence, avant de s'endormir lourdement et de se réveiller sans se rappeler où il est, puis ressentir un terrible sentiment de vide, car non enclin à vivre des sensations plus fortes, comme se mettre en danger, jouer son honneur lors d’un combat, convaincre un public, accroitre ses capacités physiques, susciter les louanges de ses pairs...

    "J'aime la forêt. On vit mal dans les villes : il y a trop d'humains en rut (...). Regardez-les-moi, ces hommes : leur oeil le dit bien - ils ne connaissent rien de meilleur sur terre que de coucher avec une femme". (Ainsi parlait Zarathoustra, p. 72 "De la chasteté").

- Pour la femme, se ruiner en chirurgie esthétique, ou en maquillage, pour entrer dans des standards ; muscler ses fessiers et exagérer un trait de sa fertilité, un peu comme la femelle chimpanzé.

- Faire dépendre son "bien-être" de quelques boissons ou de chimies, de "likes" et « scroller » ad nauseam sur son miroir noir.

- L'achat compulsif de jolis objets dont l'utilité réelle est toute relative.

- S'aliéner dans la quête du "coup en bourse", courir après l'argent, espérer le gain rapide et facile, alimenter le Ponzi des vendeurs de cryptomonnaies, être un crédule avide, s'abandonner à "l'analyse technique" comme s'il s'agissait d'une science pertinente.

    Tels sont donc sont des comportements de gens vides qui vivent dans le vide et pour le vide. 

     Qu’auront-ils à se rappeler sur leurs lits de mort ?

    Aucun jugement moral ici. Quand on s'étonne de voir quelqu'un faire sans cesse le tour de lui-même, ce n'est pas moralisateur de souligner qu'il tourne en rond. C'est un constat objectif.

    Donc Nietzsche est le mauvais totem érigé par les mauvaises personnes. Friedrich Nietzsche demeurera à jamais celui qui tend une main philosophique aux esclaves de leurs idéologies et de leurs désirs pour les guider sur les voies de la sagesse. Et devant la bêtise environnante, adoptons un optimisme nietzschéen, en nous disant que plus la société se médiocratisera, plus il sera facile de se démarquer et de faire l'Histoire.

    « Hédonisme, pessimisme, utilitarisme ou eudémonisme : tous ces modes de pensée qui mesurent la valeur des choses en fonction du plaisir et de la peine, c’est-à-dire en fonction d’états concomitants et d’éléments accessoires, sont des modes de pensée superficiels et des naïvetés que tout homme conscient de détenir des forces formatrices et une conscience d’artiste considérera de haut, non sans dérision, ni sans pitié. Pitié pour vous ! ce n’est certes pas la pitié telle que vous la comprenez : ce n’est pas la pitié pour la « misère » sociale, pour la société et ses malades et ses accidentés, affectés de vices et brisés dès l’origine, qui gisent tout autour de nous ; c’est encore moins la pitié pour les classes d’esclaves grondants, accablés, séditieux, qui aspirent à la domination – ils l’appellent « liberté » –. Notre pitié est une pitié supérieure et qui voit plus loin : – nous voyons comment l’homme se rapetisse, comment vous le rapetissez ! » (Par Delà bien et mal, p. 197 - "Nos vertus").

    Prenons donc soin de nous émerveiller comme des gosses ; de nous adonner à l'innocence, à l'oubli ; prenons le droit de créer des valeurs nouvelles. C'est l'Éternel retour de l'esprit libre qui, au crépuscule de son temps, se sera offert une vie si exaltante qu'il souhaiterait sans cesse y retourner (Ainsi parlait Zarathoustra - Les trois métamorphoses).

    En définitive, Nietzsche ne déteste pas et il n’est pas un idéaliste (voir Ecce Homo, p. 91-92). Il est l'observateur implacable de son époque, et l'analyste le plus fin de l'esprit.

     On peut donc adorer Nietzsche pour sa littérature, sans pour autant l'idolâtrer.    





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