Mad Men, le grand théâtre de la vie

Les fondations d'un prodige

Sortie en 2007, Mad Men est une série incroyable 
dont le récit débute à New-York au crépuscule des années 1960. Tout commence quelque temps après la guerre de Corée lorsque le souvenir de la WWII était encore vivace. 

D'emblée, on suit Don Draper, la trentaine, qui dirige le service des "créatifs" tenus de concevoir les publicités au sein de l'agence Sterling Cooper. Très vite, on comprendra que Draper est un génie créatif capable de fulgurances et un diplomate hors pair. 

Mais Don est aussi un écorché vif aux profonds stigmates, et c'est toute son identité qui est fragilisée. 

Qui est Don Draper ? 

Telle est l'intrigue qui ouvre 7 saisons qui nous subjuguent et nous enseignent tant.

Des personnages admirablement écrits

Don Draper, l'incarnation du désirable

Dépeint comme le mâle ultime, Don Draper est doté d'un charisme phénoménal et d'une voix profonde. En fait, quel homme n’aimerait pas lui ressembler ? Don incarne ce produit idéal dont il a la profession de promouvoir. 

Peter Campbell ; ou la voie du goujat 

On a aussi Peter Campbell qui n’est, à première vue, qu’un gosse de riche, antipathique et arriviste. On le découvre lors de ses jeunes années, devant faire ses preuves. Pete est un personnage-clé qui est sans cesse soumis à des dilemmes moraux. Et au gré des succès et des épreuves, il connaitra une transformation surprenante. Cette mutation procèdera notamment d’une rupture idéologique avec ses parents.

Peggy Olson, l'ambitieuse à contre-courant

Egalement, Peggy Olson, que l'on suivra dès son premier jour de secrétaire chez Sterling Cooper. Au travers son regard, on sera frappés par le sexisme ordinaire qui, à cette époque, était érigé en véritable norme. Hormis cela, Peggy refusera les diktats liés au culte de la virginité ou à la maternité dite "légitime". Elle mènera sa carrière comme elle l'entendra en traitant les hommes comme ses égaux, lesquels seront forcés d'en faire autant. Grâce à son audace, Peggy mériterait le statut d’icône féministe.

Joan Holloway ; ou le récit d'une émancipation forcée

Dans la même veine, Joan Holloway, dont la plastique donnerait des complexes à Vénus en personne, sera présentée comme une secrétaire en chef tyrannique. Mais on la percevra plus tard sous un autre jour. Trop intelligente pour se soumettre, elle sera amenée à faire des choix déchirants pour s'affranchir, et ce avec une force qu’elle ne soupçonnait même pas. 

Roger Sterling, la candeur comme moyen d'exister 

Il faut aussi absolument mentionner Roger Sterling. Quadragénaire en crise, tout lui réussit. Ce privilégié typique n'a de quête que son bon vouloir mais, ressentant la vacuité de son existence,  il se questionnera sur le sens de la vie. Un parangon d'humour et d'intelligence.

        Betty Draper, incarnation d'un monde en déshérence

Betty Draper, épouse de. Elle est la femme idéale : un mannequin à la cuisine ! Elle contribuera à donner l'image de perfection de Don. Toutefois, Betty n'est qu'une belle vitrine, une vraie façade, et cela ne sera pas sans conséquence...

        Bert Cooper, le Colonel Sanders de la publicité

Bert Cooper, dirigeant fatigué, mais sympathique. Lui, il appartient à un autre âge, et c’est un être lunaire qui répandra sa sagesse sans discontinuer.

    Sally Draper ; ou l'avènement de la génération "j'ai le droit"

Enfin, Sally, la fille du couple Draper, sera mise en scène dès l'âge de 6 ans. Donc, en faisant le calcul, ça fait d’elle une sacrée boomeuse. Sally sera suivie dans ses problèmes de fille et elle incarnera surtout le changement d'époque, à savoir un chamboulement de l'ordre. Sally est de cette jeunesse qui n'a pas connu la guerre, et qui ressent un moindre besoin de sécurité et de stabilité par rapports à ses ainés. 

Vous l'aurez donc compris. Mad Men retrace les grands problèmes qu'une personne pourrait rencontrer à chaque étape de sa vie, mais pas seulement...

Une chronologie astucieuse pour un brillant arrière-fond documentaire

    La polysémie, jusque dans le titre...

Déjà, pourquoi ce titre ? Officiellement, Mad Men signifie "les hommes de Madison Square", mais ce titre fait clairement allusion au mode de vie du publicitaire (et on y verrait aussi un jeu de mots avec "Ad Men").

 Le crépuscule d'une époque sombre pour certains...

Mad Men est une fenêtre ouverte sur une époque. Notre conscience d'individus du XXIème sera titillée en voyant que des secrétaires font toutes l’objet d’appels du pied à coup de "sweetheart" ou de « honey ».

Or, avant la percée de la pensée libérale, la communauté afro-américaine cognera fort pour s'imposer dans les bureaux de Manhattan et ainsi quitter des jobs ingrats comme celui de pousser sur demande des boutons d'ascenseur. Sans tabou aucun, on verra également un homme attiré par les hommes se refréner, se cacher, et embrasser une conjugalité hétérosexuelle qui sera source de souffrances pour son épouse et lui-même.

    ...et radieuse pour d'autres

Malgré tout, les années 1960 semblaient bien paisibles, si bien que la série nous ferait regretter une époque que l'on n'a jamais connue (à condition toutefois de ne pas faire partie d'une minorité visible).

En apparence, boire et fumer ne tuaient pas, la promiscuité dans les villes était nulle, les maladies vénériennes et la bulle immobilière étaient inexistantes.

La série se plait donc à nous montrer les bons comme les mauvais aspects des années 1960 et 1970. Mais il ne faut s'y tromper : Mad Men nous conte un tournant.

    La naissance de la politique moderne : une calamité itérative

La tranquillité apparente s'affaissera avec l'arrivée des démagogues et des politiques laxistes. Les auteurs de Mad Men n'ont cependant rien de "réactionnaires", et dévoilent même, avec une rare objectivité, l'avènement d'une jeunesse qui fera du monde sien. En cela, les natifs de "l'après-guerre" réagiront violemment aux tutelles oppressantes et aux inégalités. Ainsi, cette rupture entre la génération "silencieuse" de 39-45 et celle des "baby-boomers" a forgé la société que nous connaissons ;  une structure centrée sur la consommation, semble-t-il condamnée à une funeste et sempiternelle stagnation.

Une prouesse technique

    La beauté du texte

Mad Men jouit de dialogues profonds, fins et subtils. La moindre discussion reflète les sentiments profonds du personnage, et les remarques les plus grossières et les insultes sont seulement suggérées, ce qui amplifie pas mal leur impact. 

    Un jeu d'acteur et une réalisation sans vice

Comble de la maitrise, les intonations et le vocabulaire des acteurs va changer au fil des époques. Assurément, les auteurs ne se sont pas foutus de nous.

Aussi, les idées de réalisation ne manquent pas, et la prise de son est parfaite (quoique ce soit une chose que l'on ne remarque pas d'habitude).

Et les costumes, les décors, les coiffures... Rien n'est disposé au hasard. Les créateurs se sont bien décarcassés, c'est pourquoi Mad Men est largement au niveau de Breaking Bad ou de House of Cards.

C'est un véritable voyage dans le temps. Par exemple, la série commencera avec une colorimétrie chaude dans les bureaux de Sterling Cooper, ensuite les couleurs seront un peu plus anarchiques ; soit trop variées, soit inexistantes. À la saison 6, un personnage dira alors en entrant dans le nouveau bureau de Sterling : "C'est votre bureau ça ? On dirait un cabinet de dentiste italien".

Certains diront toutefois que les scènes sont trop lentes ou trop verbeuses. On leur répondra que tout fait sens et que chaque chose porte l'idée d'une action future. Si contemplation il y a, c'est sans doute parce que les metteurs en scène sont très fiers d'avoir excellemment redonné vie à une décennie décisive pour le monde occidental.

Une épopée psychologique :

    Les tourments identitaires de Don

Que Don apparaisse sous le jour d'un homme accompli ou d'une ridicule vulnérabilité, c'est toute sa sensibilité qui sera exposée, tant dans l'expression de son oeuvre que dans le supplice silencieux de ses névroses, au nombre desquelles : son addiction à l'alcool, ou sa dépendance à la chaleur d'une femme (surtout quand il ne s'agit pas de la sienne...). Des visions de son enfance expliqueront aussi bien des traumas.

    La puissante nature face à l'emprise pugnace de l'inconscient

Contre toute attente, Mad Men évoque aussi le déni de grossesse. Se faisant, la concernée n'aura pas pris conscience de son état, et elle choisira d'abandonner l'enfant. Trop concentrée sur ses objectifs, c'est comme si sa propre volonté avait voulu battre la nature. 

Peur de la douleur d'accoucher ? Crainte des sacrifices à faire pour le nourrisson ? Tout est envisageable.

    Le temps avance et on se perd soi-même

Comme dans toute oeuvre philosophique sérieuse, l'éternel sujet de la quête de soi est un thème de Mad Men. On nous rappelle que nul n’échappe à la brutalité des cycles, et chaque goutte du temps qui passe façonne le ruisseau de notre décrépitude. Et l’esprit ne saurait rester tiède lorsque se lève la brise du grand vide. Or, les remous intérieurs ont nécessairement une incidence sur votre entourage. Aussi, dans la sensation  que l'issue fatale approche, l'esprit cherche à nous préserver de quelque chose. Et qu’est-ce ? Simple besoin de changer de perspective ou appétit pour la destruction ?

    L'acier se forge à plus forte température que pour l'argile

On observera aussi des personnages d'une bonne nature, aimables, gracieuses, agréables, qui céderont sous le poids de trahisons et d'injures. Pour d'autres, les triturations du passé forgeront les cuirasses d'âmes meurtries.

Le sens de la publicité

    Simple reflet de nos désirs ? Ou directives autoritaires ?

Hier, les hommes devaient être bien rasés, fumer comme des cow-boys, conduire de belles bagnoles ; donc être plus masculin que masculin. Pour les femmes, il leur fallait les cosmétiques et les sous-vêtements qui mettront en valeur leurs atouts pour ainsi se démarquer et devenir des êtres désirables.  

Aujourd'hui, peu de choses ont changé, si ce n'est la longueur des barbes. Mais les raisons sont les mêmes : soyez donc des femmes et hommes beaux, élégants, attrayants.

La publicité nourrit donc une quête de perfection sans limite, autrement dit du bonheur. Aussi, qui oserait dire : « C’est bon. J’ai tout ce qu’il me faut » ?

Ainsi va la propagande commerciale. C'est le miroir grossissant de nos besoins biologiques. La mission du publicitaire consiste tantôt à travestir notre désir ancestral d'être accepté par la société, tantôt à jouer sur notre crainte d’en être rejeté. C’est la grande fabrique intellectuelle de nos besoins superficiels. Ensuite, une fois la nécessité dûment créée, c'est le moment de proposer une solution, un produit miracle.

Donc pour assouvir des envies millénaires, le crieur public nous "suggèrera" un art de vivre ; autrement dit, suivre la voie du bonheur selon les diktats consacrés. 

Mais avons-nous vraiment le choix ?

C'est en cela que Mad Men est tout à fait géniale, car cette série est assez complète et rigoureuse pour que l'on en décrypte la méthode du parfait annonceur.

1/ Le publicitaire éveille en nous des aspirations superficielles, celles en lien avec la possession, au "je veux ceci"

Ce n'est que mon postulat, mais Mad Men nous rappelle sans cesse que la publicité est l'exact reflet de ce que la société veut que nous soyions. J'en veux pour preuve l'existence de Don, puissante machine à slogans malgré ses tourments. Pour lui, le bonheur est "l'odeur d'une nouvelle voiture", ce qui d'ailleurs en dit long sur son goût des choses nouvelles et sur son rejet de la constance. Le bonheur serait ainsi un bien de consommation tout neuf révélant notre statut social.

Fait remarquable : cette citation démontre l'intéressante capacité de Don à en dire le maximum avec le moins de mots possible, y compris dans sa vie personnelle.  

Très lucide sur le sens de son métier, il dira aussi : "L'amour a été inventé par des gars comme moi pour vendre des bas nylons...".

Et pour parvenir à ce type de prodiges, Don admet volontiers avoir mis des années à penser en publicitaire. Et de quelle pensée s'agit-il ?

Comme évoqué plus loin, l'annonceur commence par se demander où se portent nos désirs, et force est de constater qu'elles tendent toujours vers le besoin d'impressionner, d'être vu, remarqué, désiré. Et sans vouloir faire de l'étymologie de bas niveau, la publicité a trait au public, à la diffusion de l'information, de l'image. En cela, le publicitaire est extrêmement puissant, car il connait notre envie primaire de faire partie de la tribu humaine, et il a conscience de notre terreur d'en être exclu. De manière anthropologique, l'exclusion de la société équivaut à la mort. Purement et simplement. Alors, que veut la femme ? Que veut l’homme ? Toujours les mêmes choses : que l'on remédie aux maux de son quotidien, qu’on le sorte de l'ennui, qu’on le réconforte, qu’il se sente important... Ainsi est-il aisé d'exciter les désirs avec des images qui suscitent l'émotion recherchée. On remarque ainsi la parenté entre "images" et "imaginaires", tous deux sont des projections d'idées qui sont traduites en formes et en couleurs par nos cerveaux.  

Encore faut-il trouver le parfait stimuli émotionnel.

2/ Le publicitaire tente de créer le symbole le plus expressif pour marquer les esprits

Il y a tant de choses que l'on ne peut exprimer par des mots... Notre langage est intrinsèquement limité, alors un bon publicitaire sait concevoir la fresque qui résume le produit, tout en suscitant l'envie de la posséder.  Ce pouvoir du symbolisme est d'une efficacité redoutable. Cette arme est utilisée par les religieux depuis des siècles. Des icônes, des psaumes, des paraboles et des proverbes sont infiniment plus évocateurs qu'un raisonnement euclidien nous expliquant par A+B le meilleur comportement à adopter. En psychanalyse, le symbolisme est terrible parce qu'il enjambe l'obstacle de notre conscient, de notre rationnel, pour toucher directement l'inconscient.

En cela, Don Draper sait marquer les esprits avec sa répartie phénoménale. Il va droit au but. Dans un conflit, il rétorque souvent "que veux-tu que je te dise ?". Or, ce n'est même pas de la rhétorique, mais une vraie question. Il veut savoir qu’il a à vous dire ; c'est son boulot. Fait intéressant : Don mettra un point d'honneur à défendre ce travail comme étant une forme d'art. Hors de question de vendre des images idiotes en se pliant aux caprices d'un client. Voilà un autre point de friction entre l'artisanat d'antan et l'industrialisation naissante.

En bref, difficile de faire plus agréable pour les sens...

Cette série titille notre sens de l'esthétique. Elle est à la fois un produit et sa propre publicité. Mad Men est une oeuvre qui mêle brillamment réalisme et fiction édulcorée. Elle expose à la fois tout ce que nous désirons, et tout ce qui nous rappelle la petitesse de l'humain. C'est l'allégorie du bon goût, un ouvrage d'orfèvre qui respire un peu la bonne vieille publicité d'époque. Question de goûts peut-être, mais les annonces d’antan, aussi peu inclusives furent-elles, reflétaient une propagande de qualité. On ne prenait pas le consommateur pour un gosse de 10 ans et il fallait l'épater en lui offrant de l'art, et non de mauvais jeux de mots, ni des sketches bas du front pour l’inciter à manger du Burger King devant Netflix commandé sur Uber Eats, tout en switchant sur Tinder.

On citera à nouveau le personnage principal de cette histoire : "On nait seul et on meurt seul. Le monde nous balance tout un tas de règles pour nous faire oublier ça. Mais moi je n’oublie jamais. Je vis comme s’il n’y avait pas de lendemain – car il n’y en a pas”

Si la publicité nous faisait réalité une faveur en nous proposant le sédatif qui nous aide à affronter la dure réalité ?

Plutôt que de subir la tyrannie de l'image, nous devrions en observer les codes car, en vrai, nous sommes tous des publicités ambulantes et avons tous quelque chose à promouvoir.





 




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