Le protagoniste d’Orange mécanique, cette vermine qui vous fascine
Un soir, vous êtes tranquillement assis dans votre salon à mener votre petite activité dominicale. Puis soudain, on tambourine à votre porte : "M'sieur, s'il vous plait, notre ami est très mal en point". Vous envoyez alors votre moitié voir ce qui se passe, puis vous entendez un énorme fracas. Voilà que quatre ou cinq gonzes, tous déguisés en sorte de troubadours vénitiens, envahissent avec des cris de Cheyenne votre salon si joliment meublé. Est-ce les Chevaliers de l'Apocalypse ? Un Halloween improvisé ? Une mauvaise blague ? Vous n'avez pas le temps d'ergoter, car rapidement vous prenez un bon coup de sabot dans la mâchoire, et vous basculez et roulez brusquement vers l'arrière. Votre dos prend alors une courbure bien peu naturelle, et vos pauvres vertèbres risquent de s'en souvenir toute leur vie. Le souffle est coupé. Mais vous n'avez pas le temps de vous plaindre. On vous étreint vigoureusement sur le flanc, vous glisse une balle dans la bouche, et vous la scotche. Plus loin, un malabar de 2 mètres de long sur un 1 mètre de large, porte sur son épaule votre malheureuse compagne. Vous criez "laissez-la tranquille bande de chiens", mais tout ce qui sort, c'est des beuglements de bête blessée. Puis l’un des agresseurs lâche un sifflement, réclame le silence et se met à entonner un air très célèbre. « Doubidou.. Doubidou... ». Déconfit, vous voyez un maigrichon coiffé d’un chapeau melon, vêtu d’un masque affublé d’un long nez phallique, et d’une sorte de slip rembourré qui saccage votre refuge sur l'air de "Singin' in the Rain" de Gene Kelly. Ahuri devant l'improbable, vous vous dites "c'est un vrai psychopathe..." entre deux vagues de terreur qui vous traversent. Vous faites face au Mal à l'état pur. Mais votre calvaire continue. Sur l'ordre du chef et cerveau malade de la bande, le colosse qui lui sert de molosse a joint les mains de votre bien-aimée à son dos. Et dans un moderato molto, le commandant des assaillants ralentit son chant. Il se concentre. Il découpe soigneusement les habits de la dame, en commençant par les endroits les plus pudiques. Puis il baisse son pantalon, se penche vers vous, plonge ses grands yeux bleus dans les vôtres et vous demande de bien regarder ce qui va suivre, avant de se fendre d'un bel éclat de rire...
Ce joyeux gonze ? C'est Alexander De Large, âgé de 15 ans dans un monde où les gens grandissent trop vite. Pour le puritain, la société du "Petit Alex" semblera malsaine, perverse ; et pour le pudique, élevé dans la modération, elle paraitra légèrement dégénérée, ou "très libre". Dans les rues, les bitumes sont colorés, mais restent jonchés de déchets. Les salles sont ornées de poitrines sur toile, de vagins sur aquarelle, de pénis en porcelaine... Il ne s'agit pas de Paris IIIème, mais de la société du futur imaginée par Anthony Burgess en 1961. Dans ces contrées, la nudité est érigée en standard esthétique. Il y existe comme une fascination pour la pornographie. Une certaine idée du progrès. Comme si de ne rien cacher nous donnerait l'impression d'être libres... Malgré tout, au travers ce ballet obscène, le jeune Alex semble être un garçon de goût.
O my brothers, some great bird had flown into the milkbar and I felt all the malenky little hairs on my plott standing endwise, and the shivers crawling up like slow malenky lizards and then down again.
Le morveux serait-il doué de sensibilité ? En vérité, la "société" a bon dos. Car doit-on blâmer la collectivité toutes les fois qu'un adolescent, presque déscolarisé, s'adonne à ce qu'il appelle "l'ultra-violence" ? Sur l'échelle des valeurs, Alexander a conscience d’être au ras du sol, raison pour laquelle il octroie à ses pulsions le grade "d'ultra". Il est un dégénéré dans une société déjà bien détraquée. Un apostat chez les hérésiarques. De Large parait né sans empathie, sans compassion, sans possibilités d'éprouver des remords. Si l'Ode à la joie de Beethoven le conduit à penser le sadisme, alors sa mécanique de base est assurément défaillante. Les valeurs chrétiennes ? Il ne connait pas. S'il lit la Bible, c'est pour s'imaginer en soldat romain tailladant le zélote en province de Judée.
Alors, c'est ça votre champion ?
Allons plus loin.
Si Alexander De Large vous fascine, c'est parce qu'il a l'air libre. Il a créé son propre langage, évidemment tiré du russe. Il parle le "nadsat", terme désignant l’âge adolescent dans la langue de Pouchkine. Ainsi, il ne bat pas un quidam à mort en pleine nuit, mais "toltchoke un tchelloveck en pleine notché jusqu'à voir couler le krovvi rouge rouge". Adorable, non ? Sa bande de "drougs" adoptera même ce dialecte. Le charisme de ce démon au visage d’ange est indéniable. Le blondinet aux yeux d’azur convainc en 3 minutes montre en main, non pas une, mais deux femmes de pratiquer avec lui du "dedans-dehors, ça-va-ça-vient"... Rien de tel pour épater le frustré, ou bien le grand refoulé qui est effrayé par le sexe opposé. Mr. De Large, lui, exprime toute sa violence et en tire le meilleur profit.
Alors, que doit-on faire de l'irrécupérable ? Le dresser pour qu'il apprenne à dompter toutes ses envies de violence ? Exercer sur ce violent, voire très violent, et même ultraviolent, une violence plus forte ? En fait, c’est très simple. Il vous suffit de le reprogrammer comme une horloge, et tant pis pour son humanité ; ou tout bonnement le recruter.
- It can't be helped. Here's your punishment element perhaps. The Governor ought to be pleased... I'm sorry, Alex, this is for your own good, you'll have to bear with us for a while.
Un autre soir, ce brave Alex commettra l'irréparable. Puis il subira le "Traitement Ludovico". Mais Alex n'y consentira que pour s'éviter dix années d'enfermement. Aucune volonté de s'amender. Ainsi, fut remontée comme une pendule l'Orange, matière organique enveloppée de membranes, autour d'une chair sertie de ligaments. Alexander, si fragile, si plein de goût, a guéri de la pensée violente comme on pourrait guérir d'une mauvaise grippe. Son seul regret serait d'être devenu allergique à Beethoven, son musicien favori.
Notre "héros" est maintenant libre. Libre, mais pas en sécurité. Croisant le chemin de ceux qu'il a blessés, on le cogne, on lui fait boire la tasse et lécher des souliers. Face aux haines vengeresses et à la barbarie ordinaire, l'angelot est désarmé. Face à cela, le spectateur a deux réactions possibles : soit il trouve ce sort injuste et souhaite qu'Alex redevienne comme avant ; ou bien, il se réjouit qu'Alex soit puni comme il se doit. Dans les deux cas, c'est le spectateur le vrai cobaye de cette expérience. Il est de cette opinion que l'on peut retourner avec une facilité déconcertante, et il est peut-être même un sadique qui s'ignore... Ainsi en va-t-il de l'écrivain battu au début du récit. F. Alexander, si proche de son agresseur que cela transparait dans son patronyme, finit par recueillir le pauvre diable, errant, seul, tourmenté. Reconnaissant plus tard son visiteur, le vieil infirme prendra à la fois sa revanche et un plaisir monstrueux à torturer son bourreau, désormais sans lame.
Ainsi le démon De Large est devenu un damné. Sa souffrance nous éveille sur sa vulnérabilité terriblement humaine, et nous finissons même par remarquer son côté enfantin.
« En fait, son langage a vraiment quelque chose d'attendrissant » ; « Il n'est pas si méchant », vous dites-vous. « Ce n'est pas de sa faute ! », « Il est né comme ça ! », « Il a juste besoin d'aide ». En somme, le protagoniste de d'Orange mécanique vous fascine parce qu'il devient une victime. Un statut qui rendrait jalouse une vache sacrée. Ainsi, quand M. De Large se jette dans le vide, ne supportant plus les tortures de F. Alexander, il devient le martyr du plus froid des monstres froids : l’État. Et les malheurs d'Alex auront affaibli la position de "ministre de l'Intérieur ou de l'Inférieur", comme le protagoniste aime l'appeler. Rappelez-vous, c'est ce même ministre qui était à l'origine du "programme de réinsertion"... Et grâce à sa nouvelle aura de prince des opprimés, l’Orange mécanique finira par pactiser avec plus dur, plus cynique et plus malin que lui. Une amitié entre deux semblables.
As an unmuddied lake, friend. As clear as an azure sky of deepest summer. You can rely on me, friend.
Burgess dresse dans son livre un discours de ce fameux Ministre, lequel ne figure pas dans le film : « La prison lui avait enseigné le sourire de la fausseté, les mains frottées d’hypocrisie, le rictus flagorneur et huileux de l’obséquiosité, et bien d’autres vices, y compris la confirmation dans ceux dont il avait déjà la longue pratique... ». La véritable prison serait donc les petites conventions sociales, celles de la vraie vie en société ? La parfaite hypocrisie serait plutôt d'affirmer que la violence est l'apanage des mauvais. Car le petit Alex ne pourrait survivre sans sa hargne dans une société intrinsèquement violente. Mieux vaudrait plutôt admettre que la violence existe, sans pourtant en excuser les excès, et qu’elle revêt bien des formes, et de surcroît qu’elle est une part inexpugnable de la nature humaine.
Yes yes yes, there it was.
Youth must go,
ah yes"
Donc, la violence est-elle à bannir ? Apparemment pas lorsqu’elle est approuvée par la bonne société, comme le montrent les dernières images du film.
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