Quel délit de presse êtes-vous ?

Quand j’y pense, mes écrits factieux me feraient passer pour un réactionnaire d’extrême-gauche doublé d’un fondamentaliste catholique (voire même d'un écologiste radical depuis peu).

Puisqu'on est tous le séditieux de quelqu'un, et que le délit d'opinion porte d'autres noms, voici un test de personnalité pour déterminer votre degré de félonie.


1/ Un industriel vend des tranches de jambon plein de nitrites et vous : 

 a) pestez sur les réseaux contre le risque de cancer colorectal en relayant un article de blog, sans vous-même mentionner de marque. 

 b) produisez sur un pavé passionné de plus 800 caractères sur les réseaux, cette fois en mentionnant une marque.

 c) commentez "empoisonneurs, assassins, allez tous vous jeter dans l'Oise" sur les pages d'une marque, en donnant toutefois quelques références scientifiques.


2/ Un retard de la SNCF vous a fait rater votre correspondance à Lyon pour arriver à l'heure au bal des pompiers de Lausanne et vous :

 a) contactez en privé le service client et, exaspéré(e), vous finissez par dire à l'employé qu'il est "incompétent" et que le fonctionnement de son service est "désastreux". 

 b) écrivez sur les réseaux que la SNCF est une troupe de manchots, que le prix du billet est un toucher rectal, et qu'il est urgent qu'il souffrent de la concurrence allemande.

 c) clamez sur les réseaux que c'est scandaleux et que les trains arrivaient toujours à l'heure en 1940.


3/ Vous pensez que le cinéma de Denis Villeneuve est incroyablement surestimé et vous :

    a) créez le buzz avec un mème laissant entendre que Villeneuve est aussi pistonné que Jean Sarkozy et résultat : des milliers d'internautes republieront l'image sur les réseaux personnels du réalisateur 

    b) critiquez point par point, Blade Runner 2049, en glissant toutefois un "c’est une chiasse comparée au chef-d'oeuvre de Ridley Scott". Cela vous a échappé

    c) assénez que Villeneuve est un « branlotin », « un merdeux », « un tâcheron » qui « cherche juste à faire de belles images », et que « tout le mérite revient à son chef opérateur », sans lequel « il n'est rien ». Cette saillie sera reprise et approuvée par de nombreuses personnes d’internet.


4/ Bientôt les législatives, sur sa dernière publication le député de votre circonscription a l’air au taquet et vous :

     a) le remerciez de penser à ses électeurs après avoir hiberné pendant 5 ans, et lui envoyez sa fiche de présence de nosdéputés.fr.

    b) lui reprochez, peut-être à tort, d'avoir encouragé la construction "d'oeuvres d’art sur les ronds-points" plutôt que la lutte contre la pollution de l’eau.

     c) lui  soulignez qu’il a pris du galbe grâce à la cantine de l’Assemblée et qu'il a assurément dépensé sa réserve parlementaire en massages thaï et en rosés californiens, ce traitre anti-patriotique...


RÉSULTATS : 

Vous avez une majorité de a) :

    Fieffé menteur 

(Délit de diffamation)

Infâme diffamateur, vous pensiez pouvoir dire des vérités dérangeantes ? Ou heurter les sensibilités les plus vives ? Quelle erreur.

La diffamation est constituée par un "reproche" (allégation ou imputation d'un certain fait) qui serait "ressenti" comme une atteinte à la considération ou à l'honneur d'autrui (article 29, loi du 29 juillet 1881). Évidemment, la loi pénale ne définit pas ce qu'est une allégation, ni une imputation, encore moins l'idée de "considération". La diffamation est tout aussi caractérisée sans même mentionner de nom, ou si l'allégation est faite sous "forme dubitative", donc l'expression du simple doute est condamnable. Et croyez-le ou non, cette infraction tend à s'appliquer même en petit comité, et elle sera qualifiée de "diffamation privée" (R. 621-1 et suivants du code pénal pour une amende encourue). Par conséquent, dire à un employé qu'il a des carences, c'est le dire à sa hiérarchie qui lit tous les échanges, et ainsi il y aurait diffamation privée. Fascinant, non ?

    Comment l'éviter ?

Pas de présomption d'innocence en matière de délit de presse. Le diffamateur est présumé de mauvaise foi (article 35 bis, loi de 1889). 

Dans l'affaire du cochon nitrité, la diffamation pourrait consister dans le simple fait de relayer, voire d'approuver* un article de blog qui contiendrait des informations inexactes. Encore faut-il que la compagnie ait la détermination de poursuivre le moindre internaute, et cela au péril de son budget alloué aux affaires juridiques et de son image de marque.

*Possiblement par des "likes", "haha reacts", émoticônes "solidaires", bien qu'à cette heure tout cela ne semble pas avoir été traité en jurisprudence, et que le statut du lien hypertexte n'est pas encore bien défini (et à mon sens, il devrait rester neutre).

Comment s'en sortir ? En apportant la preuve de ce que le fait imputé est vrai (exceptio veritatis), et rapidement : dans un délai 10 jours après avoir été cité à comparaitre (ou plus clairement : convoqué pour vous expliquer devant un juge).


Vous avez une majorité de b) :

    Sinistre corbeau 

(Faute de dénigrement et délit de "fausses nouvelles")

Ça vous amuse de dénigrer et de colporter des mauvaises nouvelles ? Le dénigrement est une faute civile, voisine du délit de diffamation. Démontrer un acte de dénigrement, cela sert à obtenir des dommages-intérêts, à condition bien sûr de rapporter la preuve d'un préjudice. La petite entreprise Yuka en a fait les frais récemment car, en voulant informer le consommateur sur les dangers des nitrites, le lobby de la charcuterie lui est tombée dessus et le Tribunal de commerce a rendu une décision salée (T. com. Paris, 25 mai 2021, n° 2021001119). Il s'agirait ainsi d'éviter tout appel au boycott lorsque l'on n'a pas de consensus scientifique pour nous.

De plus, qu'est-ce qui vous prend de vilipender un candidat en pleine campagne ? En période électorale, vous risquez d'être cité, appelé à comparaitre devant un juge pénal dans les 24 heures suivant la commission des faits (article 54 de la loi de 1884). Ainsi, en plus d'être toujours présumé de mauvaise foi, vous n'avez plus le délai de 10 jours pour prouver ce que vous avancez. 

Hors de question de laisser vos saillies pourrir une campagne électorale qui, on le sait en France, est naturellement saine, savante et sereine.

Dans ces mêmes circonstances, le délit dit de "fausses nouvelles" peut vous être applicable, si tant est que l'on puisse vraiment vous reprocher de "troubler l'ordre public" (article 27, loi de 1884). Et le législateur de 2018, conscient qu'internet n'appartient à personne, a voulu réinventer la poudre en sanctionnant spécialement les « allégations ou imputations trompeuses, de nature à altérer la sincérité du scrutin lorsqu'elles sont diffusées massivement et artificiellement ou de manière automatisée » (L. 163-2 du code électoral). C'est clair, non ? 

    L'humour, la clé de la vie ?

Personne ne souhaiterait être poursuivi par PETA France qui se constitue partie civile pour atteinte à l'honneur des manchots, ni par une association pro-LGBT pour votre rejet notoire du toucher rectal. 

Alors, l'excuse de l'humour est-elle toujours recevable ?  Par un arrêt intéressant, la Justice n'a pas manqué de canonner Guy Bedos avec le principe suivant : "la satire politique cesse là où commencent les attaques personnelles" (Chambre criminelle, du 19 mai 1998, 96-80.163). John Stuart Mill n'aurait mieux dit. Mais gardez espoir, puisqu'il semble admis de caricaturer un commissaire de police en mettant un pénis à la place de sa tête, tant que la finalité n'est pas de nuire (Cour d'appel de Paris, 15 juin 2017). Peut-on cependant caricaturer un réalisateur qui est très populaire et très fortuné ? Ou même le rejeton d'un des politiciens les plus influents de ce siècle ? Et puisqu'on évoque ce sinistre personnage, autre fait insolite : en 2021, le délit d'offense est toujours en vigueur. Rappelons-nous de ce brave M. Éon, condamné à ce titre pour avoir brandi une affichette "Casse-toi pov' con" à Laval devant N. Sarkozy. Or, il demeure en droit que la satire est la forme d'expression politique et de commentaire social par excellence (CEDH, 14 mars 2003, Éon contre France), à condition toutefois que l'ironie soit un langage maitrisé par le plus grand nombre et entendu de bonne foi.


Vous avez une majorité de c) :

    Gros rageux

(Injure publique, injure privée, incitation à la haine, harcèlement en ligne)

Vous avez abusé des extraordinaires prérogatives de votre anonymat. On ne vous félicite pas. Donc, selon vous les trains étaient plus ponctuels durant la guerre ? Cela ressemble fort à un discours de haine, dis donc. 


Pour avoir minoré un crime de génocide : apologie du nazisme pour vous (24 bis, loi de 1884), et éventuellement provocation publique à la haine (article 6 de la loi de 1884). Et là, forte de son habilitation légale, la LICRA serait encline à se mettre sur vos cotes (l’article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881). Vous traitez aussi votre prochain de noms d'oiseaux ? Que de courroux vous animent ! La loi interdit toutes expressions outrageantes, termes de mépris,  invectives qui ne renferment l'imputation d'aucun fait (article 29, alinéa 2, loi de 1884). Oui, là aussi, c'est plutôt large comme incrimination. Et même seul à seul, ou lors d'un échange privé, l'injure est réprimée comme "non-publique". Gare à l'amende de 37 euros (R. 621-2 du code pénal), ce qui fait cher la réponse au demeuré qui vous a pourtant invectivé en premier, sauf à bénéficier de l'excuse légale de provocation si vous justifiez d'une riposte "irréfléchie et immédiate" (article 33, loi de 1884). Et ne pas non plus inviter autrui à échouer dans un fleuve parce que si mort s'en suit, c'est délit de provocation au suicide (223-13 du code pénal). Enfin, créer une vague d'approbation peut-être agréable, voire étourdissant, mais sachez par exemple qu'un portail d'actualité répond des commentaires haineux qu'il a suscités, faute de les avoir retirés (CEDH, gr. ch., 16 juin 2015, Delfi SA c. Estonie, req. n° 64569/09). Il existerait donc une bien étrange et inédite "responsabilité du fait d'autrui" de l'auteur, à l'image du récent article 222-33-2-2 du code pénal qui sanctionne le harcèlement de meute.


En conclusion, tout reproche et toute critique prêtent le flan à la réprimande pourvu qu'ils déplaisent. Il ne s'agit pas non plus de plaider pour une liberté d'expression absolue car, par exemple, la prohibition de la discrimination raciale en va de la bonne tenue de notre ordre social. Cependant, l'équilibre reste malaisé à trouver entre la banalisation du mensonge et la volonté du politique d'aseptiser le moindre espace d'expression libre (radio, internet, presse écrite...). Alors, contre les victimes désireuses d'être canonisées, contre tous les petits décideurs s'accrochant à leurs maigres pouvoirs, osons la contradiction. Avec les formes ou non. Préférons risquer d'un jour croiser un magistrat que d'être de gentils teckels. 


Espérons juste que nos écrits fassent marrer nos juges.










Commentaires

  1. Je croyais lire un article "juste drôle", mais je me retrouve à apprendre des trucs que je ne soupçonnais pas ! En ces temps de haine facile et de fake news sur les réseaux asociaux, ce genre de lecture détend, surtout la conclusion.

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    1. Merci Fred pour ce beau compliment ! Je m'ennuie atrocement quand je produis des écrits purement juridiques, donc je me suis ici bien amusé à faire quelque chose de plus ludique. J'ai donc voulu tempérer mon avis bien tranché pour que chacun puisse se faire son propre avis sur le bien-fondé de ces lois, et pour que l'on prenne un peu de hauteur par-delà ce qui se dit sur les réseaux asociaux !

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    2. J'imagine ! Ce qui m'étonne souvent sur la question, c'est l'ancienneté de certaines de ces lois. Cela dit, ça ne devrait pas : les préjudices que l'on peut subir ont toujours une base plus ou moins commune, je suppose.

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