Le Journal de minuit ; ou l'introspection au plus sombre de la nuit
Nuit du 7 février, j’endure une insomnie carabinée. Demain, je reprends l’enseignement après deux années d’arrêt. Pour moi, cette mission est sacrée.
Cette nuit, je suis surtout tracassé par des difficultés relationnelles qui m'irritent depuis des semaines… L'autrui est prenant, fourbe, orgueilleux et peu intéressant. Dévier d’un iota de ses desiderata, c'est s’en faire un ennemi mortel. Plaire ou se faire anéantir. Peu chanceux toutefois ceux qui ont croisé mon fer...
Qu’importe. Quelque part, j'ai peut-être un ami. Et l’un d’eux vient de paraitre un livre. À compte d’auteur certes. Et je viens de le recevoir dans ma boite aux lettres.
Très sincèrement, je n’aime ni le jaune ni le vert, mais cette disposition malheureuse des couleurs couvre certainement le récit de superbes tourments. Des tourments qui seraient le reflet des miens. Aussi je ne cherchais pas de remède, mais seulement à me plonger dans l’esprit d’un homme doté de l’expression la plus addictive. En somme, je n’ai pas été aussi enthousiaste à la réception d’un livre depuis le jour où j'ai reçu les Évangiles en Pléiade ou le "Coup de dés" en grand format de Mallarmé.
J'entame ma lecture nocturne, pendant que mon corps ourdissait un battement de tambour. "Je suis nerveux, épouvantablement nerveux", comme l'écrivait Edgar Allan Poe. Mais ma tête restait d'une très plate quiétude. Il faut croire que l'on ne s'appartient pas...
Me voici à la première page du Journal de minuit, de Joakim Joseph Jordan, "ou la très excellente et très divertissante aventure mystico-philosophique de Diamond Lips Charlemagne de Chicago". On ne fait pas titre plus accrocheur ; et l'usage de la conjonction "ou" pour décrire un titre alternatif n'est pas pour me déplaire, puisque j'en use et abuse sur ce blogue du démon...
Ainsi dit, le premier chapitre est envoutant, et le livre le sera jusqu'à la fin. Le charme du style "parlé" opère. Les comparaisons sont là, les métaphores sont vives et les formules, que je qualifierais de "purement littéraires", mettent à l'amende le premier roman de gare pondu par un esprit aride qui veut témoigner d'un drame familial, ou verser dans le mémoire de guerre. Comme j'ai pu le dénoncer ici.
Dans cet ouvrage, il est question de la brume ouatée qui entoure le protagoniste, avant de trouver refuge entre ses murs "recouverts d'un marbre blanc veiné de gris (qui) reflétaient la lumière tamisée...".
Et, quittant son sol "en mosaïque d'un noir profond, si lisse et brillant qu'on pourrait s'y perdre comme dans le reflet d'un lac à minuit", Monsieur Charles, dit "Lèvres de Diamant", s'en va à l'aventure (pourvu que l'auteur fasse droit à l'exception de courte citation).
Et jamais je ne prétendrais avoir tout compris aux symboliques de cette histoire, et ne m'essayerais même pas à une interprétation. Je ne peux qu'énoncer les raisons pour lesquelles cette histoire m'a touché. Car, pour moi, la vie est moins une série d'énigmes qu'une suite d'enseignements clairs, nets, précis et d'une extrême violence. Au demeurant, ce livre est clair ; mais ses mystères laissent songeur, comme au sortir d'un film de Lynch.
Aussi, pour flatter mon intellect d'urbain cultivé, l'ouvrage se plait à évoquer les tortures d'Orange mécanique, ou par nous rappeler la rhétorique du faux-allié dans l'Associé du Diable, ou bien en montrant la descente aux enfers du damné à la fin d'Angel Heart.
Au début du livre, Diamond Lips n'est qu'une ligne de code de la Matrice de l'égo. Puis dans l'Apocalypse de son existence, il deviendra le Saint Antoine de son Hilarion, tel que dépeint par Flaubert, et dont le Diable pêchait par son rationalisme insensé et par son jargon glacial :
"- Concevoir quelque chose au delà, c'est concevoir Dieu au delà de Dieu, l'être par dessus l'être. Il est donc le seul Être, la seule substance. Si la substance pouvait se diviser, elle perdrait sa nature, elle ne serait pas elle, Dieu n'existerait plus". (Le Diable dans la Tentation de Saint Antoine; Gustave Flaubert).
Le Malin vous tentera toujours par le coeur et par l'intelligence. Mais n'a-t-on pas besoin du Démon pour arpenter son parcours initiatique ?
Le parcours du coiffeur Charlemagne est éminemment christique, explorant la mort de l'égo et celle de ses prétentions argumentaires. C'est le prix de la transcendance.
Moi-même et depuis peu, je me sens porté par des qualités d'improvisateur, si bien que ma rhétorique me parait parfois portée par les ailes d'un angelot. Or, parfois, l'action est plus poussive, et je sens que mes éventualités favorables disparaissent. À ce moment, suis-je sanctionné pour avoir perdu ma foi ? Ou pour ne pas avoir assez honoré le Divin ? Et comment lui rendre hommage ? Doit-on seulement demander ? Ou sacrifier ? Et que sacrifier ? Je n'en sais rien. En vérité, je ne suis même pas religieux. Je suis un être amoral qui, comme Diamond Lips, autorise un rapport humain seulement quand il donnerait lieu à une contrepartie. Mais comment puis-je exiger un don gratuit, si je n'en suis pas capable moi-même ?
Fin de la digression introspective. L'auteur, lui, est manifestement touché par des grâces. Ce qui, sans prétention aucune, m'évoque quelque chose... Et que faire de ce pouvoir ? À la croisée des chemins, je suis tiraillé entre n'avoir que des relations d'intérêts ou des liens dévoués ; assister des imparfaits, voire des méchants ; ou pratiquer un art technique pour des gens qui, eux, ne portent aucun préjudice à la société... En effet, l'introspection n'est pas finie, mais c'est bien à cela que sert le Journal de minuit, non ? (À défaut de déceler, pour ma part, les profonds mystères de la mystique et de la gnose).
Plus touchant encore, l'expérience de la mort de l'égo... par la main d'une femme.
Ne dédaignons jamais les oeuvres de ces superbes auteurs endoloris, dont j'expose quelques fragments ici.
Chacun, à tout âge, peut connaitre une passion adolescente pour une beauté divine. C'est peut-être même l'ultime dessein de l'existence.
La perte, l'abandon, le délaissement de l'être aimé est une magnifique source d'humilité et... d'inspiration. On y voit plus clair, l'âme se réveille. On est plus lucide, et l'effort devient un réconfort. "L’homme est un apprenti, la douleur est son maître, et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert", comme le versifiait Musset dans sa Nuit d'octobre.
Aussi, au plus sombre de la nuit, nous voyons Eliana.
Eliana éclaire soudainement la sombre traversée de Charlie la Cisaille. Il en est amoureux, et ses sentiments fiers et sincères transpirent de chaque syllabe. Plus fort encore, l'auteur s'est projeté la vision la plus terrifiante et la plus triste, celle de voir son amoureuse appartenir à un autre.
"- Merci Charles. Moi aussi. Prends grand soin de toi".
Écrire ces lignes a dû être une peine, et on les lit avec la gorge nouée. (Votre serviteur est un cave perdu et dégénéré, certes ; mais un cave perdu et dégénéré qui a vécu).
Donc au plus sombre de la nuit, douze heures avant midi, je me questionnai sur les vices de la solitude. Une solitude qui me donne la maladie de la certitude ; mais... comme l'inscrit l'ami Nerval dans son Aurélia :
- "...je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant. Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées ; il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues ?…"
La raison est certainement la foi, mais peut-être aurais-je besoin d'une initiation aussi violente que celle de Charles "Diamond Lips" ; ou bien n'arrivera-t-elle jamais...
Dans les deux cas, j'accepte mon destin et je continue de m'inspirer des grâces de celles et ceux que la vie voudrait bien me présenter, tout en mesurant mon temps avec le tachymètre de ma Zeppelin Hundert Jahre Chronograph.
En attendant :
"Dieu parle, il faut qu’on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d’avoir quelquefois pleuré".
Alfred de Musset
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