Je vous prie de bien vouloir me dire où je puis retrouver Amélie

« Mais toi, pourquoi écris-tu donc?

(...) A : Hélas! mon cher, soit dit entre nous, je n'ai pas encore trouvé jusqu'à présent d'autre moyen de me débarrasser de mes pensées. - B : Et pourquoi veux-tu en être débarrassé? - A : Pourquoi je veux? Est-ce que je veux! J'y suis forcé. - B : Assez! Assez! » (Nietzche, Gai Savoir, par. 93).

Pardonnez, cher Lecteur, cette citation tronquée. Mais puisque j'en suis maintenant, depuis trois billets, à me remémorer mes années de collège, je dois en évoquer le point le plus névralgique. 

Je suis plus que jamais incité à me détacher de l'actualité et des petites et grosses manipulations des petites et grosses entreprises de presse. Tandis qu'elles rabâchent, exagèrent et intimident, mes pensées, quant à elle, s'échappent et se perdent dans mon passé. Je me surprends parfois à entendre, avec une étonnante acuité, un mot prononcé avec douceur ou avec malice ; à voir, parfois, un décor parsemé de vert ou de gris mais, rarement, un regard. L'adolescence ayant été pour moi un intervalle à demi-autistique. Mais il en est un qui m'est resté en mémoire, celui d'Amélie. Elle était ma camarade de 4ème, puis de 3ème et déjà, elle était magnifiquement formée. Avec son corset d'un naturel divin, les cours de sport me laissaient coi. J'étais plus qu'émoustillé. Je ne dirais pas que toutes mes rêveries étaient chastes, mais avec elle je songeais surtout à d'agréables sorties, simples et enivrantes, en jardin ou en fête foraine. De mémoire, Amélie avait les cheveux marrons clairs, de cette merveilleuse teinte que l’on ne retrouvait que dans la nature. Les pointes de ses cheveux étaient encore plus clairs, comme un joli feuillage d’automne. Son nez, d’après mes souvenirs, était celui de la fille de Ptolémée. Sa forme, légèrement oblique, pointait gracieusement vers le haut. Ses lèvres, joliment indiscrètes et toujours un peu rosées. Et ses yeux… je les voyais d'un marron gris, souvent tracés au crayon et couverts d’un sombre éclat. Son aspect était rebelle. Surtout, elle parlait sobrement. Elle fut agréable avec tout le monde. Je ne sais comment, ni pourquoi, des sentiments très forts prirent empire sur moi. Il se fallut certainement d’un seul instant ; d’un seul regard, d’une parole aimable ou d’un sourire affable. Hormis la sainte rondeur de ses hanches, elle avait quelque chose de très particulier, une posture, une humilité, un charme amical. Quand, de loin, je l'apercevais, tout mon tronc brûlait, et d’un feu adolescent, trop avivé par trop d’hormones. J'étais victime du tonnerre silencieux, de la foudre et de l'éclair qui, au lieu d'être éphémères, me restaient entre le coeur et l'aine. J’étais jeune. Trop jeune. Trop inconscient de mon sort pour attribuer ni peine ni mélancolie à ces affects. Seulement, ce sentiment était.

D'elle, j'espérais à la fois être vu et dissimulé. J'espérais pouvoir lui parler et pouvoir me taire, de crainte de mal paraitre. Malgré tous mes complexes, mes défauts, ma présentation troublée, mes atours sans vie et mon anxiété rémanente, je brûlais d’avec elle discuter. Tant de jour comme de nuit, je rêvais d’elle. Je rêvais d'une simple sortie avec elle. J’étais fou d’elle, mais surtout fou d’angoisse. Souvent quand, dans la classe, elle fut proche de moi, bien que je souhaitais me trouver dans la même rangée qu’elle. L’adolescence a son lot d’étrangetés… Le monde entier voyait une jeune femme intelligente et bien faite ; moi, je voyais la déesse des déesses. 

Un jour, avec toutes les classes de troisième, nous partîmes à Barcelone. On avait vu l’oeuvre de Gaúdi, horriblement surestimée en passant, et le Port Aventura et ses manèges rapides. Mis à part un concours de talents, dans lequel j’improvisai un spectacle comique, je ne me souviens de rien. Pas même d’avoir parlé à Amélie. Certainement pour la raison que nous n’avons pas parlé. Par contre, j’ai parlé à Noémie. Brune aux yeux bleus, très gentille, et bien dotée de ce charme séfarade bien singulier ; mais qui ne semblait pas vraiment intéressée. Dont acte. Ce voyage à Barcelone me permit néanmoins de gagner le premier prix du journal de bord. Et devinez la suite… C’est au jour de la remise du prix, au sein du réfectoire, qu’Amélie me salua et s’assit à côté de moi. À côté de moi. Nous échangeâmes quelques banalités « Ah tu étais à Barcelone ? Ça t’a plu ? ». Coeur battait à deux mille à l’heure. Plein d’ébahissements, j’étais pris du sentiment du doux rêve, ; l’air était comme brouillé de vapeurs amoureuses. Quand vint l’appel de mon nom, pour me remettre le titre, j’étais doublement ébahi. Faute d’avoir la conscience de l’évènement, je ne réagis pas, jusqu’à ce qu’elle me dise « Vas y ! ». Et j’y alla. Quelques jours plus tard, nous nous reparlâmes de nouveau au sortir d’un de ces cours de sport, lequel m'émoustillait moins que d'habitude. Elle marchait seule sur le chemin balisé qui menait à l’entrée presque dérobée du collège. Puis, je la rejoins d’une marche plus rapide ; fallait-il croire que cette glace, dûment brisée au réfectoire,  nourrissait le terreau de notre petite société. Alors, je me feins d’un furtif et chantonnant, d’un classique et d'un indémodable : « salut, ça va ? » ; étant sûr que ces trois mots furent à l’origine de nombreux foyers, d'après deux siècles d'études sociologiques. Elle y répondit avec la faveur d’un sourire, et dit mon prénom ; et sembla même s’intéresser à moi. « Non, il ne faut pas avoir peur de venir me parler ! » remarque-t-elle d’emblée, et sans détour. Le soir même, nous conversâmes sur MSN. Nous étions dans l’époque bénie, où nos vies sociales ne tenaient pas dans la paume de la main. Brisant les usages, elle m’écrivit : « Je te vois en classe et je te sens très stressé ». Elle voyait juste. Cette docte observation, à la fois brutale et douce, reçut une explication bancale, mais sincère : « Oui, j’ai trop d’énergie et je ne me sens pas bien en classe ». La vie confirma mon peu d’attrait pour les longues études. Puis nous sympathisâmes, comme deux jeunes « à la découverte de la vie », comme lit-on dans Grazia et Marie-Claire. Puis l’improbable se fit. Elle me proposa une sortie, en après-midi. Aurais-je pu dire que « je sortais avec Amélie ? ». Je n’osa à peine envisager de lui porter l'opprobre que mon image dévastée, que mon impopularité et que mon peu d’attraits soit associé à son divin prénom. Nous convînmes d’un jour et d’une heure. Le lieu fut décidé au gré de nos envies (surtout des siennes). Mon rêve se réalisa enfin. Elle vint me trouver jusqu’à ma porte. « Elle venait me chercher ». À cette époque, je dessinais. Beaucoup. Je développais plus mon talent du croquis animalier que de la compréhension des sciences de la vie et de la terre. Quoique la reproduction retenait toute mon attention. Je fis donc un dessin à Amélie. Une sorte d’ange à robe blanche, au visage légèrement obscurci. Un ange du bien, mais un peu rebelle. Je le lui donna sur le palier, puis elle prit le dessin d’une main, et m’enlaça d’un bras et m’embrassa sur la joue. Quinze années passèrent, et point sensation plus douce fut retrouvée. Je restai donc mué, vingt bonnes secondes. Et nous marchâmes en direction du collège sous le jour le plus radieux. Le ciel était du bleu le plus parfait. Dans notre horizon et sur nos pas, il semblait n’exister personne. Le temps s’écoulait mollement et je me concentrais très fort pour ne pas manquer une seconde de ce moment. Ce que je fais encore, en voyage, traversant tout seul des lieux sublimes. La concentration confère au bonheur son immortalité. Nous allâmes en direction de chez elle pour "boire un verre", comme disent les adultes. Naturellement, la proposition m'intimida et me surpris. Entrant dans la cuisine de son pavillon familial, je sentis une vilaine odeur de renfermé. Assis à bonne distance l'un de l'autre, nous évoquâmes bien trop de sujets pour que j'en fasse l'inventaire. Mais en écrivant ces lignes, je me surprends à me souvenir de ses appréhensions quant à son entrée au lycée. Elle souhaita une filière bien précise en science, quitte à "demander le redoublement". Audacieuse. Lors de ce moment isolé du monde et des regards, ni pensée salace ou infidèle ne me vint. Plus elle parlait, plus je songeais à l'épouser. Assez vite, son père arriva et nous trouva dans cette cuisine. L'on se salua respectueusement ; faut-il croire qu'il était habitué à ce qu'Amélie recevoir des amis. Et ami, je le suis et le resterai... Lorsque l'éclat du jour déclina sous une teinte orangée, nous nous séparâmes enfin, et moi de lui faire promettre que nous garderons un lien. Quelques jours plus tard, j'appris redoubler ma troisième, et Amélie aller au lycée de ses rêves. Je me sentais le prince des parias. La vie me rappela que je n'étais pas préservé de l'échec. La vie eut la cruauté de me donner, pour un très bref instant seulement, ce que je désirais le plus. Quatre années durant, j'eus un vide qui m'empêcha d'être amoureux. Les lycées dans lesquels j'étais admis n'aidant point. J'étais entouré de femmes de mauvais goût, d'excentriques et d'autres espèces acculturées et sans élégance. Bien sûr, tout le faste juvénile d'Amélie que je décris ne m'attirerait plus aujourd'hui. Je souhaitais seulement renouer avec cet adolescent qui ressentait intensément. Mais ce jeune homme est mort. Amélie s'est mariée avec un camarade de lycée, tandis que je suis un devenu un ergoteur, un baratineur, un jouisseur qui, dans un élan démiurgique, tente désormais d'effacer le souvenir d'une passion transie pour oublier qu'elle a pu exister.



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