La boulangerie, ou le dernier sanctuaire de la sympathie
Bien qu'enclavés dans le béton de nos illusions brisées, la boulangerie nous offre autre chose que les miasmes de ce monde. Pour nous, chiens fous à la poursuite du temps, le saint des saints nous guide par l'odeur du pain, et nous détourne du vain. Une marche, ou deux, et nous voici hors de nos caveaux pour vivants. Alors vous traversez un croisement de carioles enragées, forçant à regarder deux fois à droite et trois fois à gauche, pour éviter de trépasser sous les roues d'un taxi malavisé. Suivez alors la douce odeur du blé grillé qui grandit à chaque pas vers le sanctuaire, étincelant dans un centre-ville gris, haut de forme, sans coeur et sans âme. Passez cette double-porte vitrée et cristalline qui laisse entrevoir des baguettes fines et tannées, et d'autres qui sont larges et enfarinées. Voici quelques personnes en tabliers noirs qui s'agitent dans un ballet de la passion de la chose bien faite. De calmes lumières d'un jaune clair subliment la dorure de croissants charnus, et font luire tout le faste de tartelettes au citron sertis d'affriolants carrés de chocolats, et désignent d'un halo christique cette quiche lorraine qui ne demandent qu'à accompagner la bruschetta des plus sophistiqués, ou le jambon-beurre des plus rustiques. Puis rejoignez le couloir humain de ceux qui "attendent leur tour". Vous marquerez ainsi votre déférence pour la reine Discipline. Gratifié d'une leçon d'humilité, vous ne vous plaindrez pas que vous, grand notable, soyez précédé par un maître bétonneur à veste souillée. Vous commettriez là un crime atroce contre la conscience, et seriez frappé de l'opprobre de celui qui vous dira "Mais Monsieur, vous ne seriez pas complètement stupide, par hasard ?" Cette brève attente dans cette ligne humaine n'est jamais pour vous qu'une formidable opportunité de méditer sur le sens de vos actes, sur votre place dans l'univers infini, et de prêter attention à votre coeur qui bat, et à votre souffle bien trop court, car sorti de bronches altérées par les particules fines et par un goût prononcé pour l'escalator, l'ascenseur et les chips à la moutarde. Ce court entracte, hors d'un bureau qui ne mène nulle part, vous laisse tout le temps d'examiner les mets et pâtisseries soigneusement rangées. Dieu qu'on aimerait tout goûter. Et il faut se concentrer si fort pour choisir...
De fait, vos serviteurs d'un instant, soumis à la convention collective de l'hôtellerie, ou la plus rigoureuse qui soit, luttent au quotidien contre la faim d'un peuple (très) préservé de la famine. "Bonjour Monsieur, vous désirez ?". Nulle sentence n'est plus harmonieuse. On répondrait : "Bien, comment vous dire ? Je voudrais manger tout ce que vous avez, mais je n'ai que dix euros de budget. Vous passez commande, sans oubliez votre tartelette, et après un volte-face vif et sec, votre boulanger pèse, emballe. Avec un morceau de pain, peut-être ? Vous n'aurez pas même eu le temps de réclamer le cannelé qui vous avez échappé, que c'est déjà à votre tour d'être encaissé. On se fend alors d'un "Merci, on mange toujours bien ici !".
Compatissez alors pour ces amis d'une minute qui, agiles et mobiles, travaillent debout, tout le jour d'une journée découpée d'une seule pause de trente minutes. Aimez ceux qui vous offrent un tantième de baguette chaude pour accompagner votre salade césar. Qu'importe que le boulanger soit obligé d'être obligeant, ou qu'il soit naturellement avenant, dans son havre paisible, il intercède toujours pour nous quand notre air est aigrelet, nos ciels nous boudent, et les murs de nos vies se désagrègent. Mais quelques mots agréables échangés avec le boulanger sont le ciment humain d'une société apaisée qui n'existera plus.
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