Le plus beau poème de tous les temps

Ronsard (Pierre de, 1524-1585), le prince des poètes et le poète des princes, tomba amoureux de la jeune Cassandre. Il avait vingt ans. 

Cassandre fut à l'image de la belle cité Florentine ; elle avait les joues roses, les cheveux blonds et de jolies manières.

Dans les prés, Cassandre et Pierre se promenèrent, les roses ils humèrent et leurs coeurs s'enflammèrent. 

Toutefois, Ronsard souffrit d'une infortune bien connue des jeunes hommes : Cassandre fut promise à un prétendant plus nanti que lui. Puis un jour soudain, Ronsard réalisa qu'il ne la reverra plus.

Tout à fait éperdu, car les amours de jeunesse sont toujours les plus forts, l'amoureux écrivit de sublimes images, véritables peintures du sentiment amoureux ; et de la poésie universelle, les plus belles pages.

Voici : 

Ciel, air et vents, plains et monts découverts,

Tertre vineux et forêts verdoyantes,

Rivages torts et sources ondoyantes,

Taillis rasés et vous bocages verts,

 

Antres moussus à demi-front ouverts, 

Prés, boutons, fleurs, herbes roussoyantes, 

Vallons bossus et plages blondoyantes, 

Et vous rochers, les hôtes de mes vers.


Puis qu'au partir, rongé de soin et d'ire, 

À ce bel oeil Adieu je n'ai su dire.

Qui près et loin me détient en émoi


Je vous supplie, Ciel, air, vent, monts et plaines

Taillis, forêts, rivages et fontaines, 

Antres, près, fleurs, dites-le lui pour moi

 

(Sonnet 66, "Le premier livre des amours", éditions la Pléiade, 1950, p.29).

Tel est le cri de douleur d'une âme nourrie par dix siècles de littérature. Le poète se confond en adjurations d’une absolue symétrie. Il exhorte cette nature à lui prêter son concours pour parler une dernière fois à son impossible amour.


Ciel, air et vents, plains et monts découverts,

Sont parts de l'immensité du monde, et Ronsard semble imaginer que Cassandre les perçoit aussi bien que lui les perçoit. C'est pourquoi Ronsard s'adresse à eux en premier lieu ; aussi considère-t-il sûrement qu’elles sont des divinités, démiurges de sa douleur.


Tertre vineux et forêts verdoyantes,

Ronsard s'en remet ensuite à la verdure. Toujours énamouré, les couleurs lui apparaissent vives. Son coeur est toutefois devenu sauvage ; et cet organe lutte pour sa survie. L'ivresse a laissé place à la peine et Ronsard observe ce tertre avec envie. "Puissais-je recouvrer les bienfaits du vin..." Et ces lieux lui rappellent-ils peut-être quelque Éden partagé avec Cassandre...


Rivages torts et sources ondoyantes,

Suivant les cieux et sol viennent les eaux, éléments en éternel mouvement. Car les sentiments de Ronsard sont figés, il se sent faible et envieux d’une nature qui progresse, cours, avance, parcours... Telles sont les forces naturelles qu'il souhaite emprunter pour atteindre sa Cassandre.


Taillis rasés et vous bocages verts,

Le poète s'en remet à des éléments plus modestes. "Toute chose de ce monde devrait prendre part à ma peine", dirait l'amoureux transi. En l'occurence, le désir de Ronsard est de lui dire au revoir.


Antres moussus à demi-front ouverts, 

L'image d'un lieu secret pour Cassandre et Ronsard ? Ou Ronsard invoque-t-il toute créature abritée ? Quoi qu'il en soit, la double rime en -ère, à prononcer de façon roulée, marque la douceur et la langueur. Ces vers tendent ainsi à être allongés…

Près, boutons, fleurs, herbes roussoyantes, 

...puis les mots se multiplient ; le rythme est plus rapide, Ronsard s'impatiente. La focale se fixe sur des détails. Plus Ronsard s'irrite, plus précis sont ses souvenirs. Voici les roses que Cassandre caressa jadis, et c'est à cet instant que Ronsard tomba amoureux.

Vallons bossus et plages blondoyantes, 

Et vous rochers, les hôtes de mes vers.

Des vallons aux plages, il semble y avoir un monde, mais ces vers les rallient, comme pour nous signifier que Ronsard ne se réfère à aucun souvenir particulier. Ces reliefs et ces claires terres seraient le corps de Cassandre ; la poitrine sur laquelle Ronsard aimait se reposait, et la blonde chevelure qu'il se plaisait à caresser. Et chaque fois qu'il quitta ces paysages si féminins, alors saisi d'inspiration, il s'empressa de graver des vers dans la roche. Tel est l'aveu d'un amour à l'épreuve des âges. Et pour preuve, cinq siècles plus tard, nous parlons encore de ses sonnets...


Puis qu'au partir, rongé de soin et d'ire, 

À ce bel oeil Adieu je n'ai su dire.

Qui près et loin me détient en émoi


Ne parlons plus d'irritation, mais de courroux. Ronsard confesse ici ce qui le ronge. 


Mais est-ce la distance qui accroît son amour ? N'idéalise-t-il pas sa Cassandre à cause du manque ?

L'émoi ne réussit pas à tous les hommes, et Ronsard est bienheureux d'être poète, puisque la souffrance est la source de son industrie.

Et si le plus grand des pouvoirs n’est pas de mettre ses émotions au service de son art ?

Je vous supplie, Ciel, air, vent, monts et plaines

Taillis, forêts, rivages et fontaines, 

Antres, près, fleurs, dites-le lui pour moi


Tous les éléments déjà invoqués sont l'oeuvre d'une ultime exhortation. Et le génie de ces derniers vers est de résumer tout le sonnet, sans susciter la lourdeur de la répétition. Mais plus qu'une exhortation, une supplication. La majuscule donnée au mot Ciel nous rappelle que Ronsard est un poète chrétien. 

Il éprouve la douleur de Job qui a dit "Dieu a donné, Dieu a repris". Mais, chrétien imparfait, Ronsard, lui, ne dira pas "Que le nom de Dieu soit béni" ; mais ordonnera à son créateur de propager cet adieu.

Mais Cassandre valait-elle que l'on défie ainsi les Cieux ?

Comment une relation chaste eût-elle suscité tant d’émoi ? La faute au poète, qui aime trois fois plus que l'homme de la rue, pour qui une intense intimité avec sa mie est nécessaire à vaincre son coeur.

Ronsard reviendra cependant à la raison. Et sa passion s'en ira, tel le lys emporté par l'aquilon. 

Une fleur en chassant une autre, c'est avec Marie que Ronsard comprendra ce qui importe vraiment :

Marie, levez-vous, ma jeune paresseuse : 
Là, la gaie alouette au ciel a fredonné, 
Et là le rossignol doucement jargonné, 
Dessus l'épine assis, sa complainte amoureuse. 

Sus ! debout ! allons voir l'herbelette perleuse, 
Et votre beau rosier de boutons couronné, 
Et vos oeillets mignons auxquels aviez donné, 
Hier au soir de l'eau, d'une main si soigneuse. 

Harsoir en vous couchant vous jurâtes vos yeux 
D'être plus tôt que moi ce matin éveillée : 
Mais le dormir de l'Aube, aux filles gracieux, 
Vous tient d'un doux sommeil encore les yeux sillée. 
Çà ! çà ! que je les baise et votre beau tétin, 
Cent fois, pour vous apprendre à vous lever matin.

(Sonnet 19, "Le second livre des amours", éditions la Pléiade, 1950, p.128).


Ronsard fit la rencontre de Marie quand Cassandra était mariée et mère de deux enfants.

Marie enseigna à Ronsard, sans doute malgré elle, les deux choses les plus importantes pour un homme : 

    Premièrement, conserver son sentiment de jeunesse en côtoyant des femmes (raisonnablement) plus jeunes.

    Deuxièmement, se passionner pour le tétin, dont la due fermeté entretient le désir.

Ainsi, Ronsard devint l'Ovide français, n'ignorant plus que les Amours ne sont en fait que des Amourettes : 

Assisons-nous sur cette molle couche.
Sus ! baisez-moi, tendez-moi votre bouche, 
Pressez mon col de vos bras dépliés,
Et maintenant votre mère oubliez.

Que de la dent votre tétin je morde,
Que vos cheveux fil à fil je détorde.
Il ne faut point, en si folâtres jeux,
Comme au dimanche arranger ses cheveux.

Seule importe la passion du tétin, et Ronsard n'en démordra pas ; si bien que, comme à son habitude, il craindra le jugement du Tout-Puissant, sans pour autant se repentir.

Plût-il à Dieu n’avoir jamais tâté
Si follement le tétin de m’amie !
Sans lui vraiment l’autre plus grande envie,
Hélas ! ne m’eût, ne m’eût jamais tenté.
 
L'amour de Marie est ainsi le plus beau des poèmes ; car plutôt que de se damner pour une passion prude et stérile, mieux vaut se laisser tenter par de jolis valons et - telle une Marie - ne point penser au lendemain.







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