La Dame aux camélias ; et si l’amour était une prostituée sanctifiée ?

Libiamo, libiamo ne' lieti calici, che la bellezza infiora !

En amoureux de la musique, je ne pouvais ignorer très longtemps cette mélodie. Et c'est en sortant peu à peu de l'ignorance qui émaillait mon existence que je m'intéressai à cet opéra de Verdi. Une seule écoute suffit pour que je souhaitai connaître l'histoire qui donna vie à cette oeuvre si parfaite. Et quelle a été ma surprise quand j'appris que Verdi s'intéressa à l'histoire d'amour entre Armand Duval, un fils de bonne famille, et Marguerite Gautier, une femme de mauvaise vie. Une femme qui présentait la particularité de se parer de camélias blanches pour annoncer sa disponibilité à ses amants ; et rouges quand elle était indisposée. Alors qu'est-ce que ce garçon, avocat qui plus est, put faire avec une dame que l'on pourrait, au premier abord, qualifier de gourgandine ? Et de Paris de surcroît ! ou la terrible gourgandine de Palais royal ; la très estimée prostituée du Marais ; la sérénissime catin des comtes des faubourgs ; ou l'entrecuisse le plus souple de la rue de Rivoli.

La Dames au camélias d'Alexandre Dumas fils ; ou les trois attributs du malheur

Marguerite Gautier fut, selon l'expression consacrée, "une femme entretenue". Elle se fit offrir de sommités de la Monarchie de Juillet diamants, joyaux, parures et dorures et récompensait son donataire le soir même... Que trouvait alors à aimer le jeune Duval ? lui, qui était bien éduqué et avait l'esprit bien fait, façonné par trois années d'école de droit et de pratique de la méthode scolastique. D'abord, sans mystère, il c'eût entiché de sa beauté

Dumas décrivit Marguerite Gautier (en réalité Marie Duplessis), ainsi :

"Grande et mince jusqu'à l'exagération, [...] La tête, une merveille, était l'objet d'une coquetterie particulière. [...] Dans un ovale d'une grâce indescriptible, mettez deux yeux noirs surmontés de sourcils d'un arc si pur qu'il semblait peint ; voilez ces yeux de grands cils, qui, lorsqu'ils s'abaissaient, jetaient de l'ombre sur la teinte rose de ses joues ; tracez un nez fin, droit, spirituel, aux narines un peu ouvertes par une aspiration ardente de la vie sensuelle ; dessinez une bouche régulière, dont les lèvres s'ouvraient gracieusement sur des dents blanches comme du lait ; colorez la peau de ce velouté qui couvre les pêches qu'aucune main n'a touchées, et vous aurez l'ensemble de cette charmante tête".

Je reprocherais d'ailleurs à Dumas sa pudeur très chrétienne. Seule la description d'une Marguerite délassant son corset, nous fit entre entrevoir quelque rêve. Ah, oui ! Sans oublier : "le bas de jambe coquet qu'elle dévoile pour ne pas se souiller au contact de la terre". Quel coquin, ce Dumas fils... (Ou bien se gardait-il d'entacher la sainteté qu'il trouva à Marguerite - décrite à la fin du roman).

Bref, Duval vit pour la première fois Marguerite place de la Bourse, à la porte de Susse, lieu de vie des boutiquiers. Duval tint alors en son for une considération inepte : 
"Sans que je susse pourquoi, je devenais pâle et mon coeur battait violemment. J'ai un de mes amis qui s'occupe des sciences occultes, et qui appellerait ce que j'éprouvais l'affinité des fluides ; moi, je crois tout simplement que j'étais destiné à devenir amoureux de Marguerite, et que je le pressentais". 
Duval brise à ce moment le quatrième mur de la logique. Il est prisonnier de la quatrième dimension, reniant la profondeur de toute réflexion, la largeur de la modération et la hauteur qu'il devait tenir sur sa pauvre condition d'homme. Deux jours plus tard, il parla enfin à Marguerite dans une loge de l'Opéra-Comique, pagode nocturne d'une bourgeoisie sans cervelle qui affectionnait le vaudeville. Il fut présenté par un ami, et le subterfuge consista à lui offrir quelques bonbons, petit caprice qui renforçait son allure virginale, ou cette allure qui faisait croire à tout homme qu'il put être le premier à posséder cette femme, et brûler de désir à cette seule pensée. Mais, pour une maladresse, ce brave Duval se fit humilier en public par la dame. Deux années passèrent ensuite sans qu'il ne visse Marguerite, partie pour Bagnères prendre des soins contre sa tuberculose. Et qui n'a jamais bien vécu penserait qu'une telle durée effacerait un authentique fait du coeur. En vérité, quand le plus grand hasard porte à votre regard l'être le plus parfait, alors les jeux sont faits. C'est terminé. Un édit céleste fut pris pour qu'à jour et heure fixes vous vous passionniez pour un visage bien dimensionné, pour l'éclat sombre ou clair d'un regard, et pour une chevelure soignée et un corps à empoigner.

"Libiamo, libiamo ne' lieti calici !" s'écria son coeur. Le calice était beau, et le vin si bon qu'il en fut terrifiant. Ivre, Duval devint l'homme le plus stupide de Paris. Et Duval devînt Pâris ; le Troyen qui symbolisa l'absurde attrait de l'homme pour la beauté, et l'orgueil de celui qui s'en croit digne. Mais Marguerite n'est pas Hélène de Troie, à la différence du mythe elle fut, semble-t-il, mieux dotée en esprit ; et la beauté de Marguerite, menant l'homme à détruire, voire à se détruire, recouvrait une grande vulnérabilitéMarguerite n'était pas protégée des dieux. Prostituée et battue par sa mère, elle incarnait le dénuement suprême. Aussi la malheureuse était tuberculeuse, et voulait-elle vivre en duchesse, en empruntant le plus court chemin. Ni sa naissance, ni son passé ne lui permissent de croire en un mariage avec un grand seigneur, seule chance pour une femme de s’élever au XIXè siècle.

Marguerite Gautier détenait l'esprit spirituel des damnés et des souffreteux. Pour son odieuse destinée, elle ne maudissait pas les cieux, n'y trouvant aucun intérêt. Mais à Armand, et pour son grand malheur, elle confia son mal après lui avoir demandé s'il était amoureux d'elle :
- "Il ne peut résulter que deux choses de cet aveu.
- "Lesquelles ?"
- "Ou que je ne vous accepte pas, alors vous m'en voudrez, ou que je vous accepte, alors vous aurez une triste maitresse ; une femme nerveuse, malade, triste, ou gaie d'une gaieté plus triste que le chagrin, une femme qui crache le sang et qui dépense cent mille francs par an, c'est bon pour un vieux richard comme le duc, mais c'est bien ennuyeux pour une jeune homme comme vous, et la preuve, c'est que tous les jeunes amants que j'ai eus m'ont bien vite quittée".

Cet aveu de vulnérabilité révèle une touchante sincérité, dont - convenons-en - peu de femmes du XXIème siècle sont capables... Le gentil Armand est aussi une âme spirituelle, et un juriste, rappelons-le, qui, face à cette triste complainte, resta coi. Alors, après la Place de la Bourse et l'Opéra-Comique, la foudre frappa une troisième fois : 
"Je ne répondais rien ; j'écoutais. Cette franchise qui tenait presque de la confession, cette vie douloureuse que j'entrevoyais sous le voile doré qui la couvrait, et dont la pauvre fille fuyait la réalité dans la débauche, l'ivresse et l'insomnie, tout cela m'impressionnait tellement que je ne trouvais pas une seule parole".
Comme chez beaucoup de femmes d'aujourd'hui, la surface peut être attrayante, mais sans d'honnêtes confessions, ni grâce dans l'expression, aucun amour sincère et profond n'est possible. Chez Duval, comme à l'ordinaire, l'amour nait de l'orgueil et de l'ennui ; mais l'homme n'est attaché que si on lui donne envie de protéger une femme qui assume ses fragilités. Et notre siècle est en crise de ce que nous simulions la dureté et l'indifférence.
"C'est depuis que je vous ai vue, je ne sais comment ni pourquoi, vous avez pris une place dans ma vie, c'est que j'ai eu beau chasser votre image de ma pensée, elle y est toujours revenus, c'est qu'aujourd'hui quand je vous ai rencontrée, après être resté deux ans sans vous voir, vous avez pris sur mon coeur et mon esprit un ascendant plus grand encore, c'est qu'enfin maintenant que vous m'avez reçu, que je vous connais, que je sais tout ce qu'il y a d'étrange en vous, vous m'êtes devenue indispensable, et que je deviendrai fou, non pas seulement si vous ne m'aimez pas, mais si vous ne me laissez pas vous aimer".
Duval fut comme l'exalté Werther, capable de s'immoler s'il était trahi. Cet élan du coeur nous donne l'impression de survoler les nuages quand l'être aimé nous considère, mais nous déchire les viscères quand nous nous sentons négligés. Et pourvu que l'être aimé nous eût consacré du temps, de l'énergie et de la passion, nous nous sentons irrémédiablement lié ; comme Duval se sentit lié à Marguerite après qu'ils connurent à Bougival, six mois durant, l'autarcie d'une inertie doucement lascive :
"Nous étions comme deux plongeurs obstinés qui ne reviennent à la surface que pour reprendre haleine". 
Duval vainquit le coeur de Marguerite, émue par l'amour qu'il lui portât. Pour Duval, la victoire était d'autant plus forte que Marguerite fut, en sa qualité de courtisane, qui distinguait sans heurt la passion du charnel,  une femme difficile à avoir.
"Être aimé d'une jeune fille chaste, lui révéler le premier étrange mystère de l'amour, certes, c'est une grande félicité, mais c'est la chose la plus simple (...). Mais être réellement aimé d'une courtisane, c'est une victoire bien autrement  difficile. Chez elles, le corps a usé l'âme, les sens ont brûlé le coeur, la débauche a cuirassé les sentiments".
Pour vivre et pour sentir cette relation, tant Armand que Marguerite furent portés au sacrifice. Armand s'endetta aux jeux pour entretenir Marguerite (et par chance, il gagnait), et Marguerite vendit ses objets précieux pour régler ses créanciers qui lui permirent des dépenses somptuaires. 
"Devant vivre moins longtemps que les autres, je me suis promis de vivre plus vite".
"Je me suis donnée à toi plus vite qu'à aucun homme, je te le jure ; pourquoi ? Parce que me voyant cracher le sang, tu m'as pris la main, parce que tu as pleuré, parce que tu es la seule créature humaine qui ait bien voulu me plaindre". 

Ces mots seraient les prémices d'une âme sanctifiée, faisant que Dumas l'eut comparée à Madeleine, à qui le Christ dit : "Il te sera beaucoup remis parce que tu as beaucoup aimé".

"Puisque le ciel est plus en joie pour le repentir d'un pécheur que cent justes qui n'ont jamais péché, essayons de réjouir le ciel".
Et Marguerite sacrifia ses biens, et sa vie nocturne dans le petit Paris, ville superficielle et vulgaire. Elle accepta la simplicité paysanne de Bougival. Mais ce bonheur, somme toute banal, de se réveiller avec celle qui nous passionne, de la voir se peigner, déjeuner et s'embellir dans la simple idée de préparer une journée avec vous, fait naître en vous un sentiment inouï, comme si vous aviez un soleil dans la poitrine et que le sang n'était chargé que de porter de la joie entre votre tête et votre coeur. 

"Vous savez ce que c'est d'aimer une femme, vous savez comment s'abrègent les journées, et avec quelles amoureuse paresse on se laisse porter au lendemain. Vous n'ignorez pas cet oublie de toutes choses, qui naît d'un amour violent, confiant et partagé. Tout être qui n'est pas la femme aimée semble un être inutile dans la création".

Un tel amour porte à s'éloigner du monde et des siens. Le père de Duval, inquiet et connaissant la réputation de Marguerite, intervint pour secrètement convaincre l'amante de renoncer à son amour. Motif pris que cette liaison entachait la renommée de la famille Duval, et compromettait l'union de la soeur d'Armand avec un riche héritier de bonne famille. 
"Retournez auprès de votre père, mon ami, allez revoir votre soeur, jeune fille chaste, ignorante de toutes nos misères, et auprès de laquelle vous oublierez bien vite ce que vous aura fait souffrir cette fille perdue que l'on nomme Marguerite Gautier, que vous avez bien voulu aimer un instant, et qui vous doit les seuls moments heureux d'une vie qui, elle l'espèce, ne sera pas longue maintenant".
Et Marguerite quitta subitement Bougival pour retourner dans les bras d'un comte très fameux (et autrement stupide) de Paris. 
"Je regardais autour de moi, tout étonné de voir la vie des autres se continuer sans s'arrêter à mon malheur".
Dumas décrit parfaitement le sentiment de rejet, qui est bien pire lorsqu'il survient de manière inattendue.

Armand lui écrivit alors une lettre d'adieu de son "écriture la plus élégante, et des larmes de rage et de douleur dans les yeux". : 
"Adieu, ma chère Marguerite ; je ne suis ni assez riche pour vous aimer comme je le voudrais, ni assez pauvre pour vous aimer comme vous le voudriez. Oublions donc, vous, un nom qui doit vous être à peu près indifférent, moi, un bonheur qui me devient impossible".
Telle est le plus grand dilemme de la littérature, de Roméo et Juliette, de Pyrame et de Thisbé, d'Orphée et d'Eurydice et d'Abélard et d'Heloïse. Doit-on obéir à celui à qui l'on doit son nom, son blason et son honneur ? Ou bien doit-on obéir aux décrets du coeur ? D'un côté, il est des passions trop fortes pour être ignorées. De l'autre, la famille ne tolère aucune défection. Mais chaque hyménée a sa propre valeur, et celui de Ronsard avec Cassandre eût été sans doute plus heureux que celui de Cassandre avec le triste seigneur Jean de Peigné. Est-il toutefois nécessaire de risquer de se sentir misérable pour se sentir vivant ? À ce propos, Ronsard ne dit-il pas très justement d'Hélène : "Si pour telle beauté nous souffrons tant de peine, notre mal ne vaut pas un seul de ses regards" ?.

Et si la guerre de Troyes, comme toute guerre, n'était qu'une métaphore de l'amour ? On est d'abord enthousiasmés par l'idée de la conquête, avant de se heurter aux résistances de l'autre, de ses tourments et de ses vilaines habitudes.
"Ainsi Marguerite était décidément une fille comme les autres ; ainsi, cet amour profond qu'elle avait pour moi n'avait pas lutté contre le désir de reprendre sa vie passée, et contre le besoin d'avoir une voiture et de faire des orgies.
Le roman de Dumas est une plaidoirie pour une femme dite "libre", dont le type passionnait les hommes de cette époque. Dumas nous invite à juger lestement les actes de Marguerite, et âprement ceux d'Armand. Armand s'attela à rendre Marguerite jalouse en trainassant ses guêtres à l'Opéra-Comique avec autre femme entretenue, plus jeune et aussi belle que Marguerite. Il ouvrit une véritable guerre psychologique, lors de laquelle Marguerite n'était plus capable de se défendre en raison de sa maladie.
"Oh ! L'homme est bien petit et bien vil quand l'une de ses étroites passions est blessée".
Parce que Marguerite fut malade et ignorée d'Armand, l'Histoire retint qu'elle était la victime sacrée, le symbole de la pureté recouvrée. Car au déclin de ses jours, Marguerite avait pardonné. Ainsi, lors de son agonie, par de nombreuses lettres, elle réclamait la présence de son amant :
" Vous me demandez si je vous pardonne ; oh ! de grand coeur, ami, car le mal que vous avez voulu me faire n'était qu'une preuve d'amour que vous aviez pour moi.
"Il faut que nous ayons bien fait du mal avant de naître, ou que nous devions jouir d'un bien grand bonheur après notre mort, pour que Dieu permette que cette vie ait toutes les tortures de l'expiation et toues les douleurs de l'épreuve".

Mais Armand a agi avec la défense la plus légitime. Il pensait pouvoir aider, ou plutôt, tel Orphée, sauver son amante mourante en vertu d'un docte aveuglement. Armand est défendable, en ce que Marguerite renonça. Elle ne tenta pas de lutter pour son hyménée. Les épousailles de la chaste soeur Duval n'étaient qu'un prétexte. Marguerite renonça à guerroyer, pour atteindre la consécration de vivre heureuse avec son bien dévoué, plutôt que de réclamer sa présence lorsqu'elle se trouvait seule, aux portes de la mort, abandonnée par ses charmants appâts. 

Que, de son séjour céleste, M. Dumas me pardonne donc, mais l'amour n'est pas une courtisane touchée par l'Onction ; l'amour est une guerre.

 


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