Psychiatriser l'adversaire ?

    La psychiatrie. Sujet passionnant, non ? Comprendre l'esprit, connaitre les affects, les maitriser, être bien, être libre... Eh bien, sache que ton préfet aussi adore cette discipline. 

C'est ce qui ressort de quelques occurrences qui m'interpellent, alors même que notre basse actualité nationale ne m'intéresse qu'assez peu. Car entre les trois-quatre mies de pain que nous lancent les grands groupes de presse, je décèle une redondance assez inquiétante, celle du recours massif aux "hospitalisations forcées".

Parmi les embastillés, j'ai en tête : le loustic qui a lancé un œuf dur sur notre bon Président ; l'agité qui aurait crié "Benalla en prison" (mais cette information n'a que très peu été reprise, et les sources sont douteuses) ; également, un obscur complotiste qui avait pourtant la liberté d'expression de son côté (je parle ici du délit de presse); et enfin, deux internautes assez déterminés pour faire valoir leurs droits de parents, et avec lesquels je converse régulièrement. 

Or, il me semble tout à fait inconcevable qu'une démocratie exemplaire, telle que celle de la France éternelle, puisse s'adonner à pareils soviétismes. 

Alors le couperet peut-il tomber pour le pauvre hère qui a mené une action politique, même maladroite ? ou tout juste exigé le respect de ses droits individuels ? Les pouvoirs publics peuvent-ils, avec la plus grande des légèretés, enfermer quelques gêneurs ; et ce très vite, sans vraiment d'examen préalable, et pour des durées peu déterminables ?

Ce qui suit n'est pas une démonstration, comme j'ai pu en mener précédemment, mais une réflexion en 4 temps, illustrations à l'appui.

1/ Qu'est-ce que l'hospitalisation sans consentement ?

"Se faire interner", "aller à l'asile" ou tout simplement "finir chez les fous", dirions-nous en langage courant, est une prérogative du préfet qui a le pouvoir de "prononcer", par un arrêté préfectoral, "l'admission en soins psychiatriques" (article L. 3213-1 du code de la santé publique). 

Une potestas comparable à celle du juge

Remarquons-le, l’infinitif anxiogène "ordonner" est soigneusement évité, tandis que le préfet "ordonne" bien la fermeture des débits de boissons ; "ordonne" une mesure de quarantaine ou de placement à l'isolement lorsqu'une personne est diagnostiquée porteuse du covid-19 (R. 3131-19 du code de la santé publique et L. 3332-15 du code de la santé publique). Il n'en reste pas moins que préfet jouit d'un pouvoir proche de celui du magistrat de l'ordre judiciaire : enfermement et contrainte avec le concours de la force publique sont les deux cornes de la bête. Mais ne soyons pas inquiets car, dans l’Etat de droit qu'est le nôtre, une autorité publique ne peut entraver la liberté d'un individu sans juste motif. 

Les charmes discrets de l'arrêté préfectoral

Un bon arrêté préfectoral d'hospitalisation forcée, acte administratif contraignant par excellence, et visant éventuellement un seul individu, doit :

- être motivé, le préfet prenant soin de justifier l'internement de force en donnant les raisons à l'origine de la privation de liberté, car la libre faculté de se mouvoir dans l'espace reste le principe au sein de notre grande République, ainsi l'encellulement est l'exception ;

- se fonder sur un "certificat médical" exposant l'état psychiatrique du concerné, pourvu que le professionnel de santé soit moralement indépendant... ;

- montrer que la mesure, par essence restrictive de liberté, est adaptée, nécessaire et proportionnée à l'état mental et à la mise en oeuvre du traitement requis et, en toutes circonstances, rechercher la réinsertion du patient (L. 3212-1 CSP)

- surtout caractériser, à l'aune de l'avis d'un psychiatre, les troubles mentaux qui présentent la caractéristique de compromettre la sûreté des personnes, ou de porter gravement atteinte à l'ordre public.

- et enfin, ne pas oublier de désigner l'établissement adéquat (L. 3213-1 du code de la santé publique).

En résumé, le souffrant doit, par son comportement, présenter un danger pour les autres ou pour lui-même. Voici un exemple d'arrêté qui relate des faits qui paraitront assez exotiques à l'esprit cartésien (ici, et  pour le dispositif).

Ainsi le préfet à un pouvoir considérable, et encore faut-il définir ce qu'est un trouble mental. Mais avant de t'emmener en enfer, comme dans mes écrits j'aime le faire, abordons une question hautement nécessaire.

2/ Quelles garanties contre le prononcé d'un enfermement arbitraire ?

    Cela n'a échappé à personne. Notre régime démocratique est un phare pour l'humanité, donc toute entrave injustifiée à la jouissance de nos droits serait intolérable.

Un garde-fou à la marge

Soulignons d'abord que le corps médical est absolument ravi de ce que dispose le code de la santé publique :

    "Nous pouvons remarquer l'extrême formalisme de la loi, la multiplicité des dispositions qui permettent de vérifier l'état de santé, de contrôler l'identité, de rendre caduques les hospitalisations sous contrainte dès lors que les certificats ou arrêtés ne sont pas pris dans les délais voulus. Concernant les contrôles d'identité, même s'il y a eu litige dans le passé, les erreurs apparaissent peu probables s'il y a présentation d'une carte d'identité ou d'un passeport, mais on sait la précarité de certaines situations" (M. Marie-Bernard Diligent, Clinicienne).

Toutefois, les avocats ne sont pas tout à fait de cet avis. En vérité, 12 jours peuvent s'écouler entre l'admission et l'intervention d'un magistrat de l'ordre judiciaire, lequel est en théorie le dernier rempart contre les détentions arbitraires (article 66 de l'actuelle Constitution française). Le juge des libertés et de la détention (JLD) est donc un concurrent au moins conceptuel au préfet. C'est le choc de titans. C’est le pouvoir judiciaire qui confronte ordre administratif, et à la fin c’est le JLD qui libère le Kraken. Du moins, dans le meilleur des mondes. En effet, le juge des libertés et de la détention doit s'assurer, comme l'indique son titre, que le préfet ne se trompe pas lorsqu’il fait enfermer préventivement un individu, au prétexte de protéger l’ordre public. Mais au préalable, le directeur de l’établissement psychiatrique qui reçoit le patient doit saisir le juge judiciaire dans les 8 jours de l’admission (L. 3211-12-1 CSP). Il en a l'obligation, mais il n'est pas certain que cela suffise...

Une défense juridique sous camisole

Pour émettre une légère critique contre ce dispositif légal : un avocat devrait pouvoir intervenir dans les 24 heures de l’admission, puis demander immédiatement un deuxième avis médical. Il devrait aussi pouvoir saisir un juge dans les 48 heures. Ce n'est pas négociable. L'avocat devrait aussi avoir accès au dossier médical dès l'admission, afin de connaitre l'ampleur du mal que l'on a diagnostiqué chez le patient. Ceci aiderait aussi à connaitre la durée prévisible de l'enfermement et la teneur précise des traitements. En cela, il serait utile de savoir si les cliniciens envisagent de sédater celui que l'on représente et si, entre deux phases de léthargie médicamenteuse, il serait loisible d'échanger utilement avec lui. Cas de figure très notable dans le documentaire "12 jours" de Raymond Depardon. Lors de l'avant-première, toute la salle était saisie par ces témoignages de malades, sauf... les spectateurs psychiatres. Vent debout (littéralement), ils ont reproché à la productrice d'avoir montré des personnes droguées, la bave à la lèvre, le teint blafard, les yeux vides, presque rendues amorphes par les médicaments, recherchant l'image poignante. Autrement dit, le corps médical assumerait très peu l'usage des calmants dans la pratique des soins, comme si son personnel pouvait guérir un patient avec de la télépathie et de l'eau bénite...

Pour résumer, le préfet ne se prononce pas en aveugle, ni même en double aveugle. Il doit se fonder sur un avis médical rattaché aux circonstances. Alors le patient, par le biais de son avocat (car l’assistance d’un avocat est obligatoire), peut demander la mainlevée de la mesure, tout en sachant que le directeur de l’établissement est contraint d’agir dans les 8 jours de l’admission. Mieux que rien, car mêmes si les délais sont assez longs, un juge interviendra forcément. L’objectif est d’éviter que le patient ne soit empêché trop longtemps. 

Tout semble réglé comme du papier à musique. Mais...

3/ En pratique : des droits difficilement mis en oeuvre du fait de l'insuffisance de la loi.

Parmi les droits réservés au patient, les deux plus importants sont à mon sens : 

- Le droit d'être informé des raisons de son hospitalisation, tant qu'il est assez sobre et pas trop sous cachetons pour les comprendre (L. 3211-3 CSP) ;

- et bien entendu, le droit d'être assisté d'un avocat (L. 3211-12-2 CSP).

Néanmoins, un point éminemment important reste à relever. Il est fort subtil, et diaboliquement technique, mais je le résumerai avec toute la pédagogie qui me caractérise. Ce point, c'est le droit d'obtenir son dossier médical.

L'impossibilité d'organiser sa défense ? Une atteinte aux libertés fondamentales 

Convenons-en, sans opportunité de se servir du dossier médical pendant la procédure, il est difficile de contester l'illégalité de la mesure (voir la décision du Tribunal administratif de Nantes, ordonnance du 3 octobre 2014, n° 1408210 estimant que la loi protégeait insuffisamment les droits du patient sous contrainte ; et en ce sens, la décision du Conseil d'Etat, 13 novembre 2013, association CRPA, n° 352667).

Et si la saisine du JLD est automatique, la transmission du dossier médical au patient l'est un peu moins. Or, ce menu point de droit présente un enjeu considérable pour un bon avocat envisageant de bien préparer sa défense, et pas seulement 20 minutes avant l'audience. Pour cette raison, si besoin, l’avocat fera usage du "référé-liberté" permettant à un juge administratif de statuer dans les 48 heures suivant l’audience. Tout est dans le titre. Le référé tend à sauvegarder les libertés fondamentales. Et, quelle chance ! le droit au juge et au procès équitable est une liberté fondamentale. Ainsi, l'administration (en l'occurence, l'établissement de santé) a tout intérêt à remettre le dossier médical au patient, au risque de commettre une « atteinte grave et manifestement illégale au droit au recours effectif ». Syllogisme.

Malgré tout, l'internement arbitraire n'est-il qu'un mythe ?

Pour l'année 2018, c'est près de 7 000 mainlevées qui ont été prononcées pour 76 000 décisions rendues en matière d'hospitalisation complète. Cela, rien que sur le ressort de la Cour d'appel de Versailles (voir le rapport du ministère de la Justice). C'est presque 10% des internements forcés qui ont été considérés comme injustifiés. Et tout récemment, la Cour de cassation a dû rappeler que les arrêtés devaient très distinctement mentionner les éléments de dangerosité du patient, et se référer expressément à l'avis d'un psychiatre (décision du 30 septembre 2021). En l'espèce, c'est un maire qui a commis l'abus - car malheureusement eux aussi ont ce pouvoir... De plus, tout abus peut coûter cher à la collectivité, car les indemnités compensatrices peuvent s'élever à 617 000 euros révèle le CRPA.

Mais, aussi réjouissante soit l'idée de me payer une villa sur la Riviera, celle de passer ne serait-ce qu'une nuit en hôpital psychiatrique - pardon - en établissement de santé me fait grincer des dents. On ne sait pas si balancer un oeuf sur un élu est un acte complètement irraisonné, compte tenu des passions que la politique suscite. Ce serait tout au plus une agression. On ne sait pas plus si le fait d'enfermer un vieillard, qui a certes balancé des énormités sur un documentaire grossièrement mensonger, est complètement proportionné et nécessaire pour la protection de l’ordre public. Où est le danger pour lui-même ou pour les autres ? Qui envisage de s'envoyer deux tablettes de chloroquine pour avoir entendu que le SARS-cov a été crée par l'Institut Pasteur  ? Certes, de pareilles intoxications doivent bien exister, mais la nature a aussi son lot de cygnes noirs. Certes, l'arrêté aurait été motivé par le fait que cet ancien médecin aurait continué de pratiquer illégalement la médecine. Toutefois, d’une part, on n’a pas accès au contenu dudit arrêté ; et d’autre part, admettons que le moment de l'internement a été plutôt mal calculé, donnant ainsi du grain à moudre aux animaux fantastiques du web. 

Donc le critère du danger n'a plus l'air d'être l'épicentre de la décision d'internement sous contrainte. Le forcené, le revendicateur un peu vif, voire obsessionnel, peut se retrouver appréhendé par la main du Pouvoir (à ne pas confondre avec celle de la Justice), et essuyer l'humiliation de se voir asséner l'étiquette "aliéné" pour la porter à vie.

D'ailleurs, est-il exagéré de se méfier du préfet ? Ce haut fonctionnaire est-il davantage qu'un agent du pouvoir exécutif ?

Le préfet, l'émanation du Gouvernement dans une localité 

Le préfet est le représentant de l'Etat dans le département. Il est littéralement un agent du pouvoir exécutif. Contrairement au magistrat, la fonction majeure du préfet n'est pas d'appliquer strictement la loi pour trancher des litiges, mais de prévenir les atteintes à l’ordre public. Pour y arriver, la Vème République a intronisé le préfet comme représentant de "chacun des membres du Gouvernement" avec "la charge des intérêts nationaux du contrôle administratif et du respect des lois". Cette mission lui est confiée par la Constitution (article 74). Pas plus, pas moins. Son rôle est définit par la Constitution de la même façon que le sont les prérogatives du Parlement, de la Magistrature, du Défenseur des droits... Ce qui ajoute du fascinant à cette puissante institution. 

Pour la petite histoire, le préfet de la Vème République se veut être le descendant du sémillant Colbert, premier des intendants. Institué par Louis XIV,  il était chargé de maintenir l'ordre sur un territoire pétri de spécificités régionales, et l'intendant devait veiller au "bon ordre" et "arrêter les auteurs de troubles, mieux les débusquer avant qu'ils passent à l'acte". C'est un "devoir prééminent", nous indique Catherine Lecomte, historienne. Mais qu'est-ce qui garantissait la neutralité et la justesse des intendants ? La courte durée de leurs missions. Or de nos jours, que l'on sache, la nomination d'un préfet ne connait pas de limite temporelle. Le Sénat a toutefois recensé une durée moyenne d'investiture de 24 mois. Qu'est-ce qui explique ce roulement ? Les affres d'une fonction usante ? Des hauts fonctionnaires nommés à un âge avancé ? Ou sont-ils très souvent récompensés pour leur docilité, comme le relevait l'Historienne (p.5) ? Tous les doutes sont permis en matière d'exercice du pouvoir. Un jour, peut-être qu'un collectif assez déterminé fera l'inventaire de toutes les nominations teintées de népotisme ou qui respirent la récompense pour "bons et loyaux services". On ne doute pas qu’elles seraient d'une quantité infinitésimale... Par ailleurs, en cherchant un peu, on peut constater des nominations à de beaux postes, hors de toute considération de "bons et loyaux services". Par exemple, l'ancien préfét très décrié Michel Delpuech qui, après un dernier filrt, a été désigné par décret de la très charmante triplette Macron-Philippe-Belloubet en qualité de "conseiller d'État en service extraordinaire"... Comment ça ? Un titre qui respire le pantouflage ? Détrompe-toi. Il n'est pas difficile de trouver le statut de cette catégorie de hauts fonctionnaires, même si le site du Conseil d'Etat affiche "Error 404" lorsque l'on clique sur la base légale. Avec un peu d'effort, on peut atteindre le code de la justice administrative, lequel décrit l'auguste fonction de "conseiller d'Etat en service extraordinaire", bien que de façon assez laconique. Que font-ils au quotidien ? Quelles sont leurs attributions ? Quel est le montant de leur rémunération ? Tout ceci n'est pas aisé à trouver. De toute façon, nous ne serions pas en mesure de comprendre.

Quoi qu'il en soit, le préfet semble pourvu de la mission d'épurer les rues. Alors, au cachot tous ceux qu'on ne veut pas voir ! Au diable les marauds qu'on ne veut pas croiser ! Qu’on enferme ces gens qui nous effraient, qui nous dégoutent. Des gens imprévisibles qui n'ont plus le contrôle d'eux, qui parlent bizarrement, qui ont parfois des gestes incontrôlés, mais qui ont souvent conscience de leur déficience, comme le montre le documentaire de Depardon. Puis, s'il y a une constante à relever, c'est que les patients sont toujours pris de haut, ou abordés de façon peu compréhensive. Hormis les professionnels, personne n'est très informé sur la psychiatrie, ainsi est-il compliqué de savoir réagir. C'est pour cela que les Américains ont devancé un siècle de psychiatrie franco-allemande pour créer une sorte d'encyclopédie des troubles mentaux. 

4/ Très concrètement, qu'est-ce qu'un trouble mental ?

D'instinct, on pense qu'il s'agit de perdre son état de conscience, et ainsi le contrôle de ses paroles et de ses gestes. L'imprévisibilité du comportement caractérisait un danger ou un risque de dommage pour autrui, pris d’une pulsion violente, voire meurtrière. Néanmoins, le documentaire "12 jours" m'apprit que l'acte suicidaire justifiait un internement. Moi qui pensais naïvement que la possibilité de mettre fin à ses jours relevait de la liberté d'auto-détermination la plus stricte... La négation de la vie serait alors une démence au regard de la société. Mais le médecin qui traite un suicidaire envisage-t-il de lui redonner foi en l'existence ? ou bien juste de l'écarter des personnes saines pour l'empêcher de les contaminer avec ses turpitudes ? En somme, le trouble mental serait l’incapacité de distinguer le bien du mal, soit pour autrui, soit pour soi-même. 

Peu de place pour le relativisme

Avec les plates notions de bon et de mauvais, peut-on clairement définir la folie sans sombrer dans une forme de moralisme dément ? Une approche moins stricte, autrement moins centrée sur le danger, voudrait que le trouble mental soit constitué dans le fait de penser ou d’agir à l'encontre de la bonne norme, celle socialement acceptée. Il en irait ainsi du goût prononcé pour la solitude, ou du fait de porter sa montre sur le poignet droit, des chaussures dépareillées, ou encore de ne pas dire « bonjour », ni « merci ».

En fait, la frontière entre le trouble mental et la folie artistique est mince. J'appelle folie l'énergie qui permet d'être soi, de s'isoler de ces diktats qui nous abaissent. La folie qui domine l'individu lui permet d'associer les idées, parfois de façon improbable, pour concevoir des choses nouvelles, belles, drôles ou remarquablement laides. C'est avoir la parole libre, parfois maitrisée, parfois non. C'est savoir flatter aussi bien que l'on sait heurter. C'est la capacité à apprendre ce que l'on souhaite apprendre, et à se plonger dans un artisanat de façon pleine et entière. C'est la possibilité de se lever le matin avec une sorte de flamme qui sera le feu que l'on portera tout le jour durant. Pourquoi ? Parce que le fou authentique a des activités hors du commun. Il veut laisser sa marque, devenir une légende, de sorte que son passage sur Terre soit autrement plus mémorable que la flatulence d'un mulet de Saragosse en plein été.

Ceci étant dit, pour la problématique qui est la nôtre, pas question de triturer des concepts scientifiques bien établis, à l'image de zouave du net qui parle infectiologie. Référons-nous alors au 5ème volet du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM). 

Le trouble mental y est défini comme étant « un syndrome caractérisé par des perturbations cliniquement significatives dans la cognition, la régulation des émotions, ou le comportement d'une personne qui reflète un dysfonctionnement dans les processus psychologiques, biologiques, ou développementaux sous-jacents au fonctionnement mental ». En clair, tout se passe dans la tête. Le trouble, antonyme de « limpide », vient brouiller les pensées et réduire le confort du sujet. Et parfois bien davantage que le confort aboli, c'est une souffrance persistante et aiguë qui l'écarte de la société. Cette définition s’avère être intéressante pour son aspect synthétique. Ainsi, pour connaitre l’état mental d’une personne, faut-il la comparer à un autre qui a connu un développement biologique tout à fait ordinaire ? Ou bien le référentiel est-il celui d’un individu normalement inséré dans la société, et raisonnablement maitre de ses émotions ? Difficile à déterminer.

Malgré les critiques, le DSM tient à mes yeux une approche assez objective. En cela, les auteurs de l'introduction de la version française du Manuel prennent des gants et émettent une belle réserve sur l'usage du terme "anormal" : 

    "Le jugement suivant lequel tel comportement est anormal et requiert une attention clinique dépend de normes culturelles intériorisées par l’individu et véhiculées par les autres autour de lui, comme les membres de sa famille ou les cliniciens. La prise de conscience de l’importance que représente la culture peut permettre de corriger certaines interprétations fausses en psychopathologie mais la culture elle-même peut contribuer à augmenter la vulnérabilité ou la souffrance (p. ex. en amplifiant les peurs qui déclenchent les attaques de panique ou un rapport anxieux à la santé)" - p. 15.

Personnellement, je déteste tout qui ce qui se rapporte au champ lexical du "normal". Les épithètes tels que "c'est chelou", "c'est pas normal", "c'est bizarre" font montre, pour celui qui les dit, d'une incapacité à penser très loin et d'une particulière étroitesse d'esprit. Or, le scientifique est bien au-dessus de ces considérations. Il qualifie plutôt d'anormal tout ce qui est manifesté par un développement biologique imparfait, et cela par rapport à un individu "moyen" (synonyme de "normal" qui plus est). Par conséquent, on ne saurait "psychiatriser" le génie créatif qui peut concevoir ses oeuvres sans poser ses idées sur le papier, comme Tesla ou Dostoïevski ; ni même celui qui peut, par la force de sa seule perception, inventer des formes et des couleurs que personne n'avait jamais vues, comme Dali ou De Vinci. Ceux-là sont toujours apparus utiles à leurs sociétés. Néanmoins, le terme "anormal" est susceptible d'apparaitre dans le DSM-V lorsque le sujet a des difficultés à accomplir les tâches de la vie quotidienne. Plus étonnant encore, le mot "bizarre" revient souvent. Erreur de traduction ? Non, le mot est transparent et la signification est la même qu'en anglais. Pour les scientifiques  (non, aucun argument d'autorité ne va suivre), les idées bizarres sont celles qui sont "clairement  invraisemblables et incompréhensibles pour des personnes d'une même culture, sans qu'elles ne proviennent d'expérience ordinaires de la vie". Or, la bizarrerie comme jugement, même scientifique, semble empreint de norme sociale. Donc, est-ce la perception de la "personne normale" qui permet de qualifier l'idée de "délirante" ; ou est-ce parce que l'idée est délirante qu'elle est considérée comme bizarre ? Dans l'hypothèse précise du trouble psychotique, c'est l'idée délirante qui est bizarre parce qu'elle exprime "une perte de contrôle sur l'esprit ou le corps" (p. 109 du DSM-V). 

En définitive, lorsque le droit prend le critère du péril à l'ordre public pour priver un sujet de sa liberté, la science suggère que celui-ci soit aidé lorsqu'il n'est plus le capitaine de son âme, le maitre de son destin, pour paraphraser William Ernest Henley. 

Près de 400 définitions de troubles mentaux. 
Quel est le tien ?

Comme tout travaux, cette classification est critiquée, notamment parce qu'elle placerait l'humain dans des cases. 

Par exemple : 

- La faible tolérance à la frustration, l'irritabilité ou la labilité de l'humeur, le fait de trop parler, ou de souvent remuer les mains ou les pieds, peuvent caractériser une hyperactivité et un déficit d'attention.

- Avoir une sensation chronique de vide, vivre des périodes de colère intense, lutter contre l'abandon, avoir la parole acerbe, sarcastique, être vu tantôt comme un soutien généreux, tantôt comme un être cruel, peuvent cumulativement constituer un trouble de la personnalité borderline.

- L'immoral, le cynique, l'orgueilleux au charme superficiel, ou celui qui utilise des termes techniques pour impressionner le profane, ou tout juste le méprisant de la souffrance d'autrui, peut se voir diagnostiquer un trouble de la personnalité anti-sociale

Et encore, le diagnostic peut porter sur le fait d'avoir peu d'intérêt pour des activités professionnelles ou sociales (aboulie), comme le fait d'être "blasé" ou las de sa routine ; de manquer de plaisir à l'égard des stimuli positifs, parce qu'un  "circuit qui aurait grillé" par un trop-plein d'émotions (anhédonie) ; et même le fait d'être peu disposé à communiquer, éventuellement parce que la parole nous a trop coûté en énergie récemment (alogie). D'ailleurs, pour répondre aux critiques, les auteurs nous disent que "les pathologies mentales ne rentrent jamais complètement dans le cadre d’entités diagnostiques uniques".

En somme, au gré de nos humeurs, on est tous susceptibles d'être l'anormal de quelqu'un. Le trouble mental ne frappe pas que les prédisposés et les malchanceux de la génétique. Tout comme un mauvais rhume, le trouble peut s'abattre sur le sain. Il suffirait d'un instant de pur désarroi, d'un choc d'une rare intensité ou d'un environnement chaotique pour basculer du côté sombre.

"Il suffit d’un seul mauvais jour pour que l’homme le plus sain d’esprit sombre dans la folie. La folie est la distance qui sépare le monde de l’endroit où je vis. J’ai juste passé une mauvaise journée". — Batman: The Killing Joke





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