Le Procès
Dans une forêt sombre, une figure décharnée gît sur le sol. Elle est enveloppée dans une sorte de drap blanc, et quelques rayons de soleil se frayent un chemin dans le feuillage pour éclairer son visage cadavérique.
Soudain, deux voyageurs aperçoivent le corps au loin. Ils s'en approchent, mais ce visage répugnant et ses mains de volailles glacent d’effroi ces deux gaillards et prennent la fuite. Un peu plus tard, c'est trois hommes en uniforme qui finiront par retrouver la figure, et ces gens d’armes reconnaîtront bien vite ce personnage.
Inerte, mais bien vivante, la chose sinistrée dégage malgré tout une grande puissance, et les hommes de son escorte sentiront cette force ; ils la ressentiront dans leurs chairs, elle en excitera chaque atome, et tous en étaient étourdis.
Sur le chemin de l’abri, nul ne lui avait adressé la parole, mais tous savaient son nom.
Quelques jours plus tard...
La vieille chose décrépite se retrouve dans une immense salle boisée et parée de dorure. La chose, debout, se tient bien droite. Elle est tournée vers une estrade sur laquelle était installée un large comptoir et trois fauteuils. Trois gardes armés l’entourent.
Puis une foule entre dans la salle aux allures de royauté. Dans un brouhaha fort et sourd, des gens s'asseyent sur des bancs de chapelles.
Pour calmer la clameur, trois coups retentissent sur le bois de la grande porte. « LA COUR » s'égosille sans crier gare un quadragénaire au faciès hautement bureaucratique. Le teint du crieur trahissait en effet une exposition au soleil plus qu'erratique. Puis la porte s'ouvre, et trois individus en robes colorées, toutes parées d'un rouge dominant sur un noir retranché. Alors c'est sous le visage bandé de Thémis, déesse des infirmes, que le trio s'oriente d'un pas lent et solennel vers leur large pupitre. Et le Président de la Cour, un sire aux cheveux grisonnants, prend alors la parole. Il lance un regard vif et furtif vers la figure hideuse, et commence à déclamer d'un ton lent et précautionneux :
« Mesdames, Messieurs, du public, Monsieur le Procureur, Mesdames et Messieurs les Défendeurs, j'ai l'honneur de présider un procès exceptionnel. Son ampleur est telle que l'on pourrait craindre que sa médiatisation ne perturbe le cours de l'instance. Mais je peux vous assurer que la Cour veillera à la bonne tenue des débats ».
Avec l'intonation qui est la sienne, cette première déclaration solennelle ne tardera pas à être pénible pour le public.
S’ensuivra une banale vérification d'identité :
« L'accusé s'est toujours présenté sous des alias et pseudonymes. Il est né de parents inconnus, il est d’âge inconnu, de profession inconnue, de nationalité inconnue, de sexe indéterminé... ».
« L'individu comparaît devant cette juridiction d'exception au chef de crime contre l’humanité, de corruption de la jeunesse, d’atteinte à la dignité humaine, d'emprise morale et psychologique, d'incitation à la haine...».
Enfin, au grand soulagement du public, le Président finit par déclarer : « Monsieur le Procureur, à vous la parole ».
À gauche du public, s'avance alors un colosse, dont la tenue rouge de magistrat tombait parfaitement sur les épaules, à la différence que, lui, portait une cape de fourrure blanche. Puis d’un revers, il repousse le microphone pour signifier que sa voix porterait mieux sans, et sans regarder ses notes, il entame avec force :
« Humblement, je me permets de parler au nom de l’Humanité : nous n'avons rien connu de plus détestable, d'innommable et de condamnable... Pour cette Humanité dont je me fais le porte-voix, justice doit être rendue. Justice pour tous ceux qui ont subi la démence, la détresse et l'humiliation.
Cette chose incarne tout ce qu'il y a de plus rance dans l'univers, de plus trompeur, de plus corrupteur. Cet amas de carbone en putréfaction est à l'origine de tous les maux des hommes... et des femmes, bien entendu. Elle détruit des destins, mutile les esprits, saborde les potentiels, envoie dans l'enfer psychologique nos plus beaux génies.
Mais aujourd'hui, regardez là, elle semble si faible, si vulnérable... Alors que sous cette apparence frêle et mourante, Mesdames et Monsieur de la Cour, se cache le tyran des tyrans. Car non, ce n'est pas un ange déchu qui aurait atterri sur nos terres. Non, ce n’est pas une divinité qui jadis fut sublime, et désormais se meurt. Non, ce n’est qu’un démon ignorant, et qui rend ignorant.
Qui donc apprécierait de se trouver sous son emprise et de... perdre la souveraineté de son cerveau ? Comment voulez-vous créer, concevoir, vouloir, grandir, conquérir si vous êtes obsédé par une autre personne que vous-même ? C'est cela, la grande illusion. C’est la seule de cette ampleur, celle de faire croire que vous serez adoré, choyé, accompagné pour la vie, par une « âme soeur ». La vérité est que nous ne sommes pas la même personne d'une année à l'autre, et encore moins d'une décennie à l'autre.
Les gens mentent. Les gens changent.
Ainsi va la nature humaine.
Retenons seulement la grande propension de l'homme à l'égoïsme. Et qui serait assez benêt pour penser que l’on pourrait partager avec autrui son jardin secret ? Qui mériterait un tel honneur ? Et s'il y arrivait, votre "ami" ne finirait-il pas par s'y ennuyer ? Votre esprit est grand, mais les émotions le rapetissent.
« Il faut perpétuer l'espèce », me diront ces jeunes gens de l’autre côté de ces bancs. Mais la procréation pourrait être un acte sain, intellectuel, réfléchi. Nul besoin de se laisser enflammer par une passion bestiale pour échanger des gamètes... Malgré tout, des millions de gens, de tous milieux sociaux, rêvent d'une union des âmes devant l'Éternel. Mais cela, ma bonne dame, ça n'existe pas... Malgré tout, nous avons des gens qui célèbrent leur aliénation sur la place publique, grande fenêtre de la psyché de notre époque. Et je vois venir mes contradicteurs : que fait-on du mariage ? Le mariage est évidemment le socle des unions de raison, la passerelle pour l'immortalité, un nid juridique bien douillet pour nos petits marmots qui, prendront ensuite à leur compte ce beau modèle marital, et continueront notre lignage. Le mariage favorise l’immortalité de votre nom, mais il n’entretient aucune parenté avec le romantisme. Alors, mettons fin à l'illusion. « Ne faire qu'un, pour la vie entière » n’est qu’une chimère, un rêve d’enfant.
En réalité, cette passion vous brûle quand vous la pensez partagée ; et elle vous glace quand vous portez trop d'intérêt à qui vous méprise. Dans ces deux situations, elle vous empoisonne. Vous êtes tenu du sentiment le plus stupide : l'espoir de vivre en harmonie avec l'objet de votre désir. L’âme ne peut être plus horriblement embrumée. Or la vie, rappelons-le, n’est que rapports de forces. Chacun veut tirer la couverture à soi, dit-on. Aucune place pour la niaiserie. Aussi ai-je de la peine pour ces jeunes, ces fougueux qui devraient plutôt se laisser porter par toutes les recherches de gloire et par toutes les opportunités de briller, que par l’envie de copuler. C’est l’ambition qui prémunit contre les passions idiotes. Ainsi, quiconque se trouve dans la force de l'âge ne devrait pas souffrir de la vulnérabilité, ni tomber dans les tréfonds de la dépression et les abysses du rejet. Les dégâts psychiques peuvent être lourds et laisser des marques impérissables. Or, la société humaine compte déjà son lot de sociopathes et d'aigris. Le coût social et financier des désabusés est déjà trop lourd, car il faut les suivre, les aider, les traiter, sinon ils échouent, perdent du temps et se perdent... La raison ? Un faux-pas sentimental, un manque de précautions, un moment d’égarement, une quête bien vaine d’un châle passionnel pour un coeur frileux".
Le Procureur, prend une longue respiration puis reprend, crachant le bruit et le fureur :
"Et ces sentiments... Tous ces sentiments qui nous submergent ne sont que l'oeuvre du malin. Alors si j'en avais le pouvoir, je demanderais qu'on lui tranche immédiatement la gorge à notre bientôt condamné. Je voudrais qu'on lui brise les os, qu'on le démembre et qu'on piétine ses restes à chaque épiphanie. Là voici cette divinité qui s'est retrouvée faible sur notre sol, et cela parce qu'elle ne trouvait plus de force dans nos tristes espérances.
Nous, les logiques, nous, les spirituels, sommes désormais légion. Qui voudrait encore se comporter comme un enfant capricieux et trop habitué au sucre ? Qui voudrait encore ressentir de la jalousie ? Cette passion triste, cet affect éminemment futile qui vous détruit, vous consume en vous faisant craindre l’éloignement d’autrui. Quelle perte de temps ! Le seul éloignement que vous devez craindre, c’est celui de vous à l’égard de vous-même ! Personne ne devrait souffrir de la jalousie. Certes, vous ne pouvez contrôler votre prochain, mais vous pouvez éviter que l’on se joue de vous, que l'on vous tiraille, que l’on vous pique et vous fasse languir... Et tout cela est la faute de l’accusé et de son influence. "Suis-moi je te fuis ? "Quelle perte d'énergie ! On ne devrait suivre personne. Surtout lorsqu’il nous heurte pour flatter son ego friable.
Enfin, ce procès sonne la fin de la blessure narcissique. Enfin, nous serons guéris de toutes ces entailles sur nos coeurs avec les horribles lames affûtées par l'accusé. Grandissons. Nous avons dominé le feu et conquis l'espace. Le prochain stade de l'Évolution est de lui trancher la nuque. C'est inéluctable. Évoluons. Soyons l'abeille qui butine ici et là les fleurs de la vie. Goûtons le nectar de la légèreté et de l'esprit libre et joyeux. Laissons nos egos et nos coeurs au repos. À chaque emprise, notre orgueil se persuade que l'on est exceptionnel aux yeux d’un autre, mais ce n’est que du vent. Nous ne sommes qu’un amas de chair attiré par un autre amas de chair. C’est l’orgueil qui nous intime de donner de l’affection à quelqu’un, et avec qui nous aurions tant en commun, et à qui nous aurions tant à donner... Mais c’est précisément notre propre image qui se reflète dans le regard de l'autre. Au fond, nous ne nous passionnons que pour nous-mêmes. Nous adorons qu'un autre nous ressemble. En fait, nous nous pâmons de joie devant notre propre beauté. Nous ne sommes que notre propre amant. Alors cessons l’hypocrisie ! Assumons notre égocentrisme ! Soyons nous-mêmes ! Refusez cette légèreté abêtissante ! Laissons plutôt nos coeurs nous guider vers de plus grandes hauteurs. Laissons nos petits désirs mourir au ras du sol. Soyons nos propres divins. Créons par le travail, les arts, et laissons-nous envahir par la beauté de la culture. Laissez-vous devenir peintre un jour, musicien un autre, naturaliste le suivant. Soyons... enfin, nous-mêmes ».
À cette conclusion, certains membres du public hochent la tête, d'autres restent les bras croisés, impassibles. De toute façon, défense itérative leur a été faite d’exprimer une humeur avec ostentation.
À droite du public, les avocats finissent de prendre frénétiquement des notes, sauf pour l’un d'eux qui s’apprête à plaider en réplique.
Se lève alors un avocat aux allures très communes : brun, teint d'ébène, de grande taille, une monture rectangulaire au bout du nez. Et avant même que le président ne lui donne la parole, le défendeur s’exclame en bombant le torse :
"Mais quelle farce... C'est le réquisitoire le plus ouvertement frustré de tous les temps. On le sent, Monsieur le Procureur n'a pas eu de chance dans la vie. Ça s'entend comme le chant du cygne un matin de printemps. Mais, ma foi, ce cri perçant de désespoir a touché mon âme.
Le parcours sentimental de l’Accusateur est d'une infinie clarté. Monsieur le Procureur n'a jamais eu l'occasion d'être ébloui devant un visage, d’être charmé par un sourire ou d'avoir eu le soufflé coupé par un regard. Il n'a jamais contemplé assez longtemps les yeux qui pour lui abritaient les plus grandes merveilles. Il ne s'est jamais laissé enivrer par un doux parfum, ni en être imprégné dans un moment intimité et, une fois seul, désirer ardemment garder sur lui cet arôme pour la vie. N'a-t-il jamais souri quand il l'entendait rire ? Ne s'est-il jamais réveillé à côté de quelqu'un en sachant que cette personne sera là demain, le lendemain, et le jour d'après, et celui d'après et... adorer cette idée ? Monsieur le Président, moi, je n'ai rien connu de plus fort que la sensation d'une main qui effleure une autre. Rien n'est plus intense que de gentiment attraper, un soir d'été, la main d'une jolie personne. Rien n'est plus fort à mon avis ; pas une plaidoirie devant votre auguste cour, Monsieur le Président.
Peut-être ai-je tort sur le compte du Procureur. Peut-être a-t-il déjà échangé quelques soupirs avec une belle âme. Ce brave homme a dû connaître un gentil dîner en tête-à-tête avec une personne radieuse, qui lui fit l'honneur de s'habiller joliment et qui, délicieusement soignée, ne songeait qu'à lui plaire. Derrière ces airs de moine inquisiteur, il a pu faire rire une personne, même à ses blagues les moins bonnes. Il s’est certainement entiché d'une chevelure blonde, brune, châtain ou que sais-je encore, et dans laquelle il adorait y glisser ses doigts, si bien qu'il eût l’impression d'enfin toucher ses rêves.
Peut-être a-t-il eu tout cela.
Peut-être les a-t-il perdus, et c'est ainsi qu'est né le monstre que nous connaissons.
Encore une fois, peut-être ai-je tort. Peut-être que c'est moi le puéril, le déficient, le raté, le cas social, l'homme pas fini... Pourtant, je plaide devant votre cour, Monsieur le Président pour, ce que vous appelez, le "Procès du Millénaire".
Regardez bien cet être que l'on juge aujourd'hui. Là, regardez bien, vous voyez ? Vous voyez sa tête momifiée. On ne sait pas si c'est une allergie à l'arachide, ou une réincarnation de Ramsès III ou de Baudouin IV. Ce que l’on sait par contre, c'est que ce pauvre hère a bien plus de deux mille ans d'âge, et surtout qu'elle n'est pas humaine. Et c’est un point que le Procureur a - à l'évidence - voulu éluder..."
Interrompu par le Premier magistrat : « Ça suffit. Cessez votre ad hominem je vous prie, Maitre ».
« Monsieur le Président, je vous prie de me laisser exercer mon métier comme je l’entends », répond le Défendeur, loin d’être désarçonné.
Puis l'orateur reprend :
"La personne que j’ai l’honneur de défendre est bien plus ancienne, et bien plus puissante que les deux souverains que je viens de mentionner. Cette personne incarne le ciment de l’humanité, et non son poison. Elle aide les gens à s’apprécier, et non à s’entretuer. Et ces horribles blessures narcissiques qui ont été évoquées, c'est précisément ce qui nous permet d’évoluer. Ce que vous ressentez à cause de l’éloignement d’un être cher, ce n'est qu'un évènement parmi tant d’autres... C'est un cas fortuit qui ouvre de nombreuses opportunités. Qu'importent les incompatibilités d’humeur qui persistent ! Qu'importent les masques tombés ! Vivre est un risque à prendre. Les suicidés, les torturés, les névrosés sont seulement complu dans leurs propres tourments. Ils ne trouvaient aucun sens à leur malheur... mais il y avait bien un sens. Il y en a toujours un. La raison n’est pas le contraire de la passion. La raison est plutôt l'art de dominer ses passions. Le sentiment vif fait partie de l’humain, et vouloir l’abolir nous transformerait en froides machines bien serviles. Décapiter l’accusé ? C'est consacrer une pseudo-suprématie de la science, cette décapitation n’aurait qu’une fin utilitaire : ne donner aux humains que l’envie de travailler et de se soumettre aux puissants. Car nos prétendues élites ont renoncé, elles, à la tendresse et à l’affection. N’importe quel ministre, député ou capitaine d’industrie est un dégénéré sexuel. Un animal fourbe qui a sombré dans un libertinage sans chaleur, où tout n'est qu'affaire d'emboîter une forme ronde dans une autre ; ou tout n'est qu'affaire de relations tarifées, ou tout bonnement contraintes. La seule passion qu’ils éprouvent est celle de dominer. Et c’est précisément ce que nous avons entendu de la bouche du Procureur : le discours des tristes élites. Mais redescendons à un stade inférieur, si vous le voulez bien. Parlons de vous, parlons de moi, parlons des riens, parlons de tous ceux à qui il arrive parfois de rêver. Parmi eux, il y a les poètes, romanciers, acteurs, chanteurs... Ce sont eux qui donnent des couleurs à nos existences. Ils sont des auteurs de fiction, ils nous invitent au voyage, et même à agir. Et vous voulez tarir la source inépuisable de ces « grands génies » ? Eux, qui ont offert toute la grâce à ce monde, ils n’ont pas eu besoin de butiner ici et là pour être inspirés, car le miel de la vie coulait déjà en eux. Et qu’est-ce qui représente le plus la vie que cet accusé ? Tuer l’accusé, c’est tuer la vie. Alors les hommes n’auront plus rien à butiner, plus rien à raconter, si ce n’est des récits guerriers. Et même le guerrier a besoin d’un vif sentiment passionnel pour s'attacher à sa patrie, jusqu'à vouloir lui donner sa vie.
Aussi l'Humanité se fourvoie si elle pense que le sentiment, la compassion, la bienveillance sont des vertus surannées. Elle fait erreur si elle pense atteindre son plus haut niveau de maturité en faisant fi du besoin de s'unir. Oui, notre accusé nous aide à continuer la vie sur Terre, quitte à détruire notre écosystème. Mais - tant pis si cette vérité heurte - c'est pour cela que la nature est faite. La nature nous convie à cueillir ses fruits à chaque saison dans l'attente de la prochaine floraison.
Parce que, Monsieur le Procureur, si les émois de deux corps qui s'attirent vous paraissent puérils, vivre à deux, reste l'acte le plus mature et le plus altruiste. C'est écarter son égoïsme. C'est embrasser une cause qui nous dépasse. C'est partager.
Et parlons Droit. La qualification de crime contre l’humanité est-elle réellement en jeu ? Ne s’applique-t-elle pas plutôt quand une puissance décime une population sur des critères obscurs ? Quelle population notre accusé a-t-il décimée ? On parle de rejetés, de torturés, de suicidés... Non pas de massacrés. Ou bien, l’humanité tout entière se limiterait-elle au jeune Werther ? Souffrez plutôt que tous les tourments d'un coeur inexpérimenté ne finissent pas au bout d’une corde.
Ainsi l'Évolution ne se conçoit pas à l’échelle de l’humanité, mais à l'échelle de l’homme pris individuellement, lequel est responsable de sa propre élévation.
En fait, ce procès n'a rien d'exceptionnel. Ces débats ont lieu chaque jour, en chacun de nous. Chaque fois que nous sommes confrontés aux incertitudes de notre coeur, les mêmes discussions intérieures surgissent. Encore et encore. Or, il n'appartient qu'à nous de trouver les mains qui tendent vers nous. Alors plutôt que de condamner cet accusé en drap blanc, aidons-le à se rétablir, et à s'envoler de nouveau".
Au terme de cette plaidoirie, s'ensuivent des auditions de parties civiles, autrement dit des victimes qui interviennent au procès pour demander réparation. Ces auditions ont donné lieu à séquences tantôt cocasses, tantôt troublantes, comme :
Monsieur Z. qui demande trois fois le salaire moyen qu'un cadre peut percevoir dans une vie ; et ce à titre dommages-intérêts, de son préjudice d'anxiété et de perte de chance de réaliser une brillante carrière de consultant :
"Moi, vous savez, Monsieur le Président, je ne savais pas trop quoi faire de ma vie. Donc mes parents m'ont payé une école de commerce. Je m'y ennuyais sec, et je n'avais que les femmes pour me sentir exister. J'allais tous les soirs en boîte. J'aimais le frisson de la séduction. Puis un jour, j'ai rencontré une blonde terrible. Elle dansait comme une déesse, vous voyez. Je suis allé l'aborder avec un peu de pression, parce que d'habitude je vais plutôt vers des "cageots". Des moches quoi. Mais elle... Elle était assez ouverte. J'ai quand même dû insister pour l'isoler, et avoir son numéro au cas où elle partirait sans moi. Mais le soir même, je l'ai emmenée à mon appartement - un deux pièces terrible que me paye mon père - et vous imaginez la suite...
Vous savez, ce n'est même pas le sexe en lui-même qui me plaît, mais le bisou. La "galoche". Et avec elle, c'était fantastique. C'était de la sorcellerie. J'étais complètement pris. Puis on est sortis ensemble trois mois. Elle débarquait chez moi. Au lit, on faisait des trucs un peu extrêmes, vous voyez. En général, c'était acrobatique. Puis je lui donnais absolument tout ce qu'elle voulait. Tout. Je payais tout, je lui faisais plein de cadeaux. Elle était comme une reine pour moi. Et peu à peu, je la sentais de plus en plus distante. Elle répondait moins aux messages, alors qu'on se donnait toutes les heures du "mon amour" et du "je t'aime". Une fois, on ne s'est pas adressé la parole pendant 5 jours. J'étais si mal... Elle ne me répondait plus. Je commençais à paniquer. Je ne m'imaginais pas vivre sans elle. Je me dis que si elle me quittait, je resterais toute ma vie célibataire, parce que je ne trouverai pas mieux... Puis le jour de mon anniversaire, elle est revenue, parce que je crois qu'elle se sentait obligée de réapparaître à ce moment-là. Elle m'a envoyé un message vraiment fort, très touchant, du genre passionné avec plein de coeurs rouges et de smileys. Au début j'étais comme soulagé, tout sourire, mais après j'ai eu encore plus mal. J'en avais marre de son ambiguïté. On ne se voyait plus du tout. Marre de souffrir. Alors j'ai insisté et insisté pour que l'on s'appelle, pour que l'on en parle. Et vous savez-vous ce qu'elle me dit au téléphone ? : "J'ai plus envie". Vous imaginez ? Elle s'est foutue de moi. J'ai essayé de lui rappeler les bons moments et de la rendre nostalgique. Mais non. C'était fini. J'en en ai pas dormi pendant 3 jours. J'étais angoissé. On s'était habitués à se dire "bonjour" le matin, et "bonne nuit" le soir. Puis, sans tout ça, je n'arrivais plus à dormir sans ma lampe allumée. J'avais une comme une plaie de 6 mètres de long dans le coeur. J'avais l'impression qu'on m'avait arraché un membre. Aujourd'hui, je ne suis plus à l'école, et je cherche encore ma voie. Je n'arrête pas de penser à elle. Je rencontre d'autres femmes en soirée, mais ce n'est plus pareil. Pour certaines, je peux avoir l'air froid et distant, mais tant pis ; pour moi, elles sont toutes pareilles...".
Ainsi conclut la partie civile.
Tout de suite après, le Président appelle à la barre un témoin qui sera un peu plus favorable à l'accusé.
Monsieur Y. pris en sa qualité de témoin à décharge : "Je n'y croyais plus. Je ne pensais pas que ces histoires de couples, c'était pas pour moi. C'était plus des contes de fées pour les gens extravertis. Moi, je me consacrais à mes études. J'avais besoin de monter socialement. Et avec du recul, je ne regrette absolument pas d'avoir sacrifié mes chances de rencontres pour les diplômes. Je ne viens pas d'une famille riche, alors c'était réussir ou mourir. Alors, je commence à gagner mon pain, et à bien le gagner. Puis au boulot, je vois qu'une femme de mon âge est embauchée en même temps que moi. On commence à discuter de nos parcours universitaires à la machine à café, puis à parler de ce qu'on faisait le week-end pendant nos déjeuners à deux ; et nous parlions de nos amis, nos familles, leurs parcours, leurs heurs et malheurs pendant nos dîners. Nous refaisions le monde chaque jour, et on ne s'arrêtait pas de rire.
Nous nous sommes rencontrés il y a cinq ans. Déjà... Nous avons deux enfants. J'ai tout fait pour qu'elle puisse poursuivre sa carrière. Je ne voulais pas qu'elle perde ses avancements à cause de ses grossesses. Je voulais que l'on avance ensemble, au même rythme. Mes succès sont ses succès, et ses succès sont mes succès. Pour moi, le couple, c'est comme un groupe de musique. On voudrait tout le temps jouer de la batterie, mais on est parfois obligé de jouer du triangle. Cette métaphore la fait beaucoup rire d'ailleurs... Et c'est parce qu'on a été intelligents qu'on a pu élever deux beaux enfants sans s'effriter. J'avais un peu peur que l'ainé soit aussi turbulent que moi au même âge, mais j'ai la chance qu'il soit le gamin le plus adorable au monde. Je ne regrette aucune nuit blanche pour eux, même si je frôlais quelques fois la dépression nerveuse. Le patron est quand même exigeant... Et je voudrais vous parler de la petite dernière. Elle a une bouille parfaite. C'est comme si elle avait été dessinée. À peine deux ans et demi, et elle sait imposer son point de vue. Et quand j'en parle, j'ai les larmes aux yeux parce que... Je prends conscience que c'est ça, la réussite. J'ai réussi. J'ai réussi à créer quelque chose d'inestimable. Des petits diables qui ne sortent même pas de la cuisse de Jupiter, mais de la mienne ! Quelle chance j'ai eue. Sans mon épouse, je serais devenue une véritable ordure. Un fumier égoïste, arrogant, carriériste. Sans cette dévotion envers ma famille, je n'aurais qu'une vie consacrée à moi-même. Et c'est plutôt ça, je pense, qui crée le malaise. C'est mauvais de tourner en rond, autour de soi. On ne sait pas où on va. Le succès professionnel n'apporte qu'un chiffre sur un compte en banque, et la reconnaissance de ses pairs est aussi rare que... qu'un champ de tournesol dans une grande ville. Pour moi, être un héros pour les siens, ça n'a aucun prix.
Après cette déclaration, le Président clôture la séance :
"Monsieur, merci pour votre témoignage. La Cour va se retirer pour délibérer".
Les deux magistrates, et le Président qui ont trôné lors de l'instance, se lèvent et se suivent jusqu'à franchir la grande porte derrière eux.
La nuit est tombée, et c'est deux heures seulement après la fin de l'audience que les magistrats reviennent dans la salle. "Comment un délibéré peut-il être si court ?", se demandent les avocats. "C'est comme ça qu'on juge "un procès de cette ampleur ?"", fulminent même certains défendeurs. Pour ces auxiliaires de justice, il s'agissait d'un mauvais présage. Ils pensaient que, si le jury populaire avait été évincé, c'est parce que les pouvoirs publics avaient les juges à leur botte. La décision était déjà écrite selon eux. D'ailleurs, professionnels du droit, comme spectateurs, souhaitaient que l'accusé puisse s'exprimer. Il était en capacité de le faire. Tous le savaient. Cependant, tous présumaient que l'Institution ne le lui en avait pas donné l'occasion.
Impatiente, la foule commence à bruire dans la salle. L'accusé allait-il rester debout pour longtemps encore ? Allions-nous le démembrer comme le requiert le Procureur ? Sa tête allait-elle tomber ? Pendant ce temps, on commentait les différentes interventions. Certains trouvaient le Procureur brillant, précis et cohérent. D'autres le trouvaient épouvantable. Les avocats, eux, ont semblé toucher quelques pans de l'auditoire quand d'autres sont restés de marbre.
Enfin, le Président s'apprête à s'exprimer.
Il se tient parfaitement droit sur son siège, s'avance, et remet de l'ordre dans ses feuilles. Sans les quitter des yeux, il clame alors : "au terme de ces débats, nous jugeons l'accusé... non-coupable". Une cohue s'élève. L'auditoire était partagé entre le soulagement et la surprise. Le Président demande alors le silence, et enchaîne : "...compte tenu des éléments à notre disposition, nous avons estimé que l'accusé n'avait pas de lien direct avec les dommages subis par les plaignants. Chacun d'entre nous demeurons responsables des émotions qui nous traversent. Nous retenons que tant le procureur que les avocats se sont entendus sur un constat ; celui selon lequel notre civilisation, et l'immense majorité de l'humanité, est assez mature, avancée, instruite et avertie pour contrôler ses affects, et pour en tirer le meilleur profit. Bon comme mauvais, ses sentiments vous appartiennent ; il en va de votre propre responsabilité qu'ils ne vous consument point.
La séance est levée.
Le jugement sera mis à disposition dans 15 jours" conclut le Président.
La salle se vide petit à petit.
Après ce procès, on dit que l'accusé aurait retrouvé ses forces, et même qu'il lui aurait poussé des ailes.
De mémoire d'homme, on ne le reverra plus sous une forme humaine.
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