Épître à un ami : draguer lorsqu'on est un psychopathe schizoïde

Cher ami,

Les relations humaines t’intéressent assez peu, mais tu as ressenti hier un léger pincement à ton petit coeur tout dur.

La nymphe avait les yeux sombres, joliment dessinés et une peau finement dorée. Elle était « conseillère de vente », autrement dit « larbine pour quidam en surpoids », d'après l’adroite marotte que tu aurais avancée si tu ne t’étais guère pâmé.

Alors dans cette boutique aux allures de chalet nordique, tu as essayé un sweatshirt aux couleurs locales. La boutiquière était à la caisse, et toi à cinq mètres, essayant ce produit bien trop cher. Alors face à un miroir, tu lui faisais dos, levé ton tricot et laissé entrevoir un dos large et olympien. Puis tu es allé au comptoir de la caisse pour te délester de quelques deniers, avant d’être caressé l'adorable foudre d'un "Bonjour" délicatement féminin. Elle parlait ta langue. Puis avec tout le courage qui te caractérise, tu lui as demandé : « - Vous travaillez ici depuis longtemps ? Je viens souvent, et c'est la première fois que je vous vois ». Mensonge. Tu étais là en touriste. Voilà une relation qui commence sur une base saine ! Mais peut-on reprocher au scorpion de piquer ? Puis d'un sublime mouvement de lèvres, semblable à celui d'un corps de ballet, elle t’a répondu : "non, depuis pas très longtemps". Ah ! La tendre réponse. Une voix douce, un léger accent méditerranéen, un aigu d'une féminité à la fois timide et affirmée... Telle est la tonalité que désirait en secret ton coeur roidi. Tu lui pardonneras même ses maladresses de langage, toi l’autoproclamé héritier de Vaugelas. 

Tu lui confieras ensuite les raisons de ta présence ici ; en retour elle te racontera d'où viennent ses parents. Alors tu en as profité pour lui réclamer quelques recommandations de restaurants. Moment fatidique. Allais-tu lui demander son numéro de téléphone et lui proposer un rendez-vous ? Tu as rassemblé tes emplettes, et lui as soumis, avec ta voix la plus douce et la plus chaude, un : "aimeriez-vous que je vous invite ce soir à ce restaurant ? c'est mon dernier jour ici, et j'aimerais un peu plus vous connaître....". 

Ensuite, d'un geste enjoué, cette charmante gauchère écrira ses coordonnées sur ton reçu de caisse. Puis vous vous retrouverez sur un quai scandinave ; tu la complimenteras sur son apparence, ironiseras sur ton présent état de nervosité ; la feras rêver avec tes ambitions, rire avec ton sens de la formule, l'attendriras par ta vulnérabilité profonde et ton regard enfantin sur le monde ; et surtout tu t'intéresseras à ses passions, tenteras de les rattacher aux tiennes, t'ébahiras, sincèrement ou non, de ses accomplissements, de son parcours, et tu exprimeras avec subtilité ton souhait d'épouser à ses côtés un avenir commun que tu as radieusement dépeint sur toile. Tu seras calme, doux et assuré. Enfin, vos deux corps avinés et lascifs se porteront à ton charmant gîte au bord d'un lac tout d'un bleu vêtu. Il est 23h passés et la nuit n'est pas encore tombée. Puis des mains s'effleureront, des bouches se joindront, et tu te promèneras dans ce jardin défendu, t'emmenant vers cette excavation de velours aux mille sensations électriques. 

En fait non, pas du tout.

Quand la pensée de l'Invitation a défilé en toi, vous vous êtes bêtement regardés dans le blanc des yeux, pendant presque deux secondes. Autant dire deux siècles.

Deux secondes lors desquelles tu as vu : 

- le charme dangereux de celle qui te détournera de tes études et abaissera ton esprit ;

- un quotidien pénible à lui envoyer des messages et de douloureuses langueurs à attendre les siens ;

- les discussions irritantes sur vos valeurs discordantes : sur le pourquoi est-elle superstitieuse, routinière, changeante - peut-être même volage... ;

- une personne qui ne sera pas réceptive à ton humour grinçant (le sarcasme étant pour toi le summum de la drôlerie) ;

- une vie à craindre que ces beaux attraits cachent un être dépendant du regard des autres ;

- la nécessité de lui rendre souvent visite dans ses contrées reculées, et entamer sévèrement tes finances ;

poindre d'elle des boniments en kyrielle : « on aura telle ou telle maison » ou « je veux des enfants  » ;

- l'annonce de ce que, comme la plupart des urbaines, elle "consulte un psy" ;

- qu’elle t'abandonnera quand elle te saura dévoué et, alors en mal de défis personnels, te prendra pour acquis ; 

- la tentation furieuse de lui enjoindre de revenir à toi quand, selon tes termes :

- "tu seras bien mûre ; en fait non parce que ce miracle n’arrivera éventuellement qu’à tes 35 ans, et qu'à ce stade tu ne seras plus très fertile" ;

- en somme, quelqu'un que tu risques d'aimer plus que toi-même ; ainsi deux appels ont sonné en ton standard cérébral : celui du funeste stratagème de la nature t'invitant à la reproduction liberticide avec une génitrice (certes) de qualité ; et celui de l'immortalité qui te convie à aller abattre des géants ;

-  et que tu regretteras tes sacrifices à cette fausse divinité, feu-ton Soleil en temps de pluie, car épris d'une illusion comique.

En d'autres termes, tu as réfuté l'idée, pourtant peu douteuse, qu'une amour nourrisse tes passions et te fasse sentir plus homme. Tu as refusé d'éventuellement soigner un coeur blessé, de mettre ton redoutable sens de la psychologie au service d'une âme anxieuse, et d'éloigner d’elle l’idée du rejet.

Tel est poids de l'expérience que tu portes. Telle est la distance dialectique qui te laisse dans l'idée qu'un livre trahit moins qu'un humain. 

Mais ton psychisme impitoyable n'est qu'une réponse féroce à cette société ; celle de ceux qui disent merci sans une once de gratitude ; celle de ceux pour qui un "bonjour" est une corvée ; de ceux pour qui la fornication est un loisir, tel un mode de remplissage pour esprits vides.

Or, sache qu’elle n'attendait sûrement qu'un signe de toi ; toi, l'apollon des faubourgs, qui pratique tout ce sport rien que pour le plaisir de te refuser au beau sexe, motif pris que toutes ces dames ne te mériteraient pas. Et celle-ci, ne te valait-elle pas ? Celle-ci qui, dans ton torse froid, a produit cette chaude impression ? 

Alors, émergeant de ces prunelles brunes et belles, de ces yeux d'une si juste rondeur, tu as rassemblé tes emplettes et lancé un : "parfait parfait, merci bien, au revoir et à bientôt !". 

J'aimerais d'ailleurs savoir si, à ce moment, tu as donné cette réplique rapidement, ou d'une voix claironnante ? soit une voix qui ne siérait pas à la machine de guerre que tu es, toi monstre juste bon à apprendre, comprendre, et traiter l'information. 

Ainsi as-tu, de mon point de vue, littéralement tourné le dos à la promesse de gentils moments. 

Pauvre coeur rudoyé par la vie.

Au moins sauras-tu lire entre ces lignes...


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