The French Dispatch : un ultime chef-d’oeuvre bien détestable

Wes Anderson est un auteur fabuleux, le plus bel écrivain de son art. Doué pour l’imagerie, il s’est emparé du cinéma pour tenter d'offrir le visuel idoine à ses idées fantasques. Exemple, The French Dispatch (2021) : 

- Owen Wilson a vélo traversant une ville de France, tout en parlant du temps qui passe. Conclusion : les choses ne changent pas tellement...

- Benicio Del Toro, artiste torturé en prison, se met à peindre pour Adrian Brody, galeriste condamné pour fraude fiscale. Le col blanc est alors intéressé par la valeur que les tableaux prendront. Conclusion : l’art doit être exprimé, et bien sûr dévoilé pour que l'artiste atteigne la gloire éternelle.

- Timothée Chalamet, une sorte de révolutionnaire sorbonnard de mai 68, veut soulever les foules avec un manifeste. Ainsi, le protagoniste se fait aider par une écrivaine chevronnée, incarnée par  Frances McDormand ; mais ce sera un échec... Conclusion : l’oeuvre doit sortir du coeur, des tripes, même si elle est sale ; et l’oeuvre cesse d’exister si elle est pervertie par le froid et le conventionnel.

- Jeffrey Wright narre la vie d’un commissariat dans lequel le chef cuisinier est si excellent qu’à l’heure du diner, le temps s’arrête. Puis le fils du commissaire, Mathieu Amalric, se fait enlever par Edward Norton, dont le plan échoue en partie grâce à l’artisan gastronome. Conclusion : s'attendre à l’imprévu, à être pris au dépourvu, à être surpris. Une règle applicable à tout âge.

- L'épilogue : chacune de ces histoires a été relatée par le rédacteur du journal "The French Dispatch", dont le rédacteur en chef mourra subitement. Dans cet ultime chapitre, les auteurs rendront hommage au mentor en lui écrivant à l'unisson sa nécrologie. Conclusion : consacrer sa vie à son art, puis le transmettre, c'est s'assurer l'immortalité dans le coeur des gens.

Mais comment se rejoignent ces histoires ? Qu'ont-elles en commun ?

D'abord, retenons que Wes Anderson est un véritable auteur. En conséquence, il subsistera toujours un peu de lui dans chacun de ses personnages. Surtout, en bon scénariste, Anderson nous a pondu un film à thèmes, que sont la liberté, l'art, l'amour et la postérité. Plutôt que de parler de thèmes, il parait plus pertinent de faire ressortir la morale de cette oeuvre, laquelle n'a en fait rien de très mystérieuse. Elle est d'ailleurs scindable en deux aspects.


1/ L'art est libérateur

N'en déplaise à certains commentateurs. Quelques références à Mai 68 et au mouvement des droits civiques ne font pas que ce film soit consacré au seul thème de la liberté. Le propos est bien plus profond. Ce métrage évoque le rapport de l'artiste à son oeuvre :

- On voit Del Toro surmonter ses démons après avoir rencontré sa muse. Mais le peintre manquait cruellement d'ambition, et ne songeait même pas à sa postérité. Alors c'est un regard extérieur, bien qu'intéressé, qui permettra à l'artiste d'acquérir la renommée qu'il mérite. Cette gloire le mènera du statut de meurtrier notoire à celui de génie novateur. Ainsi, la libération conditionnelle lui tendra les bras.

- Il en va de même pour un Wright qui, sous écrous, touchait le fond. Néanmoins, il sera recruté en prison par le rédacteur du French Dispatch. Pour sortir, Wright devra pondre un texte dans de brefs délais, et faire montre de son talent.

Moralité : aussi talentueux que vous êtes, vous avez besoin du regard des autres pour exister. Il importe peu que vous sembliez "bizarre". Votre particularité passerait à la rigueur pour de l'avant-gardisme.


2/ Pas de belle mort sans art

Comment laisser au monde une oeuvre immuable ? Telle est la question que se pose Wes Anderson. Cette préoccupation transparait nettement de ses personnages : 

- Chalamet meurt jeune, et les trois pauvres cierges qui composent sa modeste sacristie montrent qu'il est bel et bien passé à coté du statut d'icône. Ainsi, il lui sera fatal de s'acoquiner avec une femme d'âge mûr, laquelle ne partagera même pas ses valeurs. Or, le premier jet de ce manifeste semblait puissant. Le même potentiel que celui d'Engels et Marx. Au lieu de ça, le manifeste sera corrigé, et un style plus "mature" lui sera appliqué. Seront effacées toutes "les maladresses". En soi, l’esprit du texte sera souillé. Tout ce qui en faisait la sincérité et l'authenticité sera balayé. Et malheureusement, le pauvre hère manquera de communiquer aux siens sa passion par la voix, malgré sa funeste tentative...

- Quant au cuisinier Nescoffier (nom de l'acteur inconnu, mais la contraction entre Nescafé et Escoffier est plutôt marquante), pensait avoir tout vu, tout connu. Survolant son art, il s'étonnera dans un dernier souffle que son radis empoisonné avait une saveur sans pareil. Le propos sonne comme un regret, celui de la présomption, de la suffisance, et de la certitude erronée que l'art connait la finitude. Grave erreur. La vie est un apprentissage sans fin.

Enfin, comment exceller dans un art ? Le personnage joué par McDormand a la réponse : il faut s'y consacrer pleinement, quitte à embrasser une solitude durable. Cependant, pour affronter cette vie, n'est pas armé qui veut.


Voici le sous-texte. Magnifique, n'est-ce pas ? 

Alors que peut-on reprocher à ce film ? Tout simplement que la forme dessert le fond. Dans son effort de stylisation, Wes Anderson nous écarte des vrais sujets. Certes, il se fait plaisir en torturant ses acteurs, avec Léa Seydoux, nue, qui prend des poses difficiles ; avec Chalamet, nu, contraint de déclamer quelques répliques dans une baignoire, brosse à dents à la bouche. En somme, Anderson a manifestement lu Stanislavski selon lequel l'acteur est au service de l'auteur. Mais on ne saurait désapprouver plus. On est juste frustrés que Willem Dafoe soit appelé pour deux répliques, et qu'Edward Norton et Guillaume Gallienne n'en aient aucune. Gâchis. 

Finalement, on ne retiendra que Adrian Brody et Tilda Swinton qui, à eux deux, tiennent la moitié des répliques du film. En fait, le casting est trop huppé. On voit bien davantage les acteurs que les personnages. Raison pour laquelle on ne retient même pas les noms de ces derniers.

En définitive, The French Dispatch c'est des décors inutilement claquants, des scènes enchainées trop rapidement, et un script, au demeurant parfait, mais qui n'a pas le temps de respirer, et une mise en scène ennuyeusement fantaisiste. 

Des idées géniales donc, mais une exécution ratée. 

Un film génialement foiré.








 

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