Lettre à Florence : Je préfère Naples

Signore e signori, Cari città di Firenze, ti saluto. 

Non, chère Florence, tu ne mérites pas de discours en italien. 

Puis j'ai besoin de ma langue natale pour décrire ton insolente beauté : de la finesse de tes vierges au marbre blanc au cloitre de Santa Croce ; aux statues des grands mythes homériques de la Seigneurie ; au David de Michelange, dont le pubis, le phallus, le pénis semble dormir pour avoir été trop célébré... ; de la Vénus païenne que Botticelli fit naitre des anges... aux rosaces de la cathédrale Sainte-Marie-de-la-Fleur, qui semblent se mouvoir dans le temps immobile, sous un dôme dominant aux pierres rouges. 

Si je te tutoie, chère Florence, c'est parce que nous nous connaissons bien.

Deux années ont passées depuis mon dernier passage, et tu ne t’es toujours pas débarrassée de tes touristes espagnols, ni de tes voyageurs solitaires en mal d’affection.

Deux années après m’avoir présentée, au détour du hasard, au sommet de l’inattendu, celle qui aurait été mon amoureuse, ma bien-aimée, ma passion dévorante, la femme de ma vie.

Pour vaincre mon coeur roidi, elle était armée de son cheveux cendré, de son bel oeil, brillant et brun. 

Sa charmante sensibilité était la Lance de Longinus, sa culture les Canons de Navaronne et sa passion brulante la Mère de toutes les bombes.

Puis un soir, lors d’un seul soir, nous lévitâmes au Volpi e l'Uva, puis à l'église Santa Monaca, où raisonnaient Verdi et Puccini, achevant de franchir le Ponte Vecchio, où Aphrodite se montra sans son voile, à l'éclosion d'une nuitée chaude et sans étoiles.

Ainsi la foudre tomba d’un ciel sans orage.

Et nous nous quittâmes…

Le temps passant, je compris que ses « au revoir » étaient des « adieux » ; et ses « je t’aime » de vains compliments.

Florence, si tu es trompeuse.

Ainsi allais-je trouver des consolations dans les sensibleries de tes plus illustres victimes :

Chez Dante, en quête de sa Béatrice, des Enfers jusqu'aux Cieux ;

Chez Pétrarque, qui regrettait sa Laure, et qui écrivait avec l'ardeur d'André Malraux :

"Ce feu que j'avais cru éteint par l'âge,

Et ce qu'il a de froideur et d'oubli,

Accroît le martyr ardent de mon âme"
Ou encore :
"Seigneur de ma mort, seigneur de ma vie,

Avant de briser ma nef sur les rocs,

Souffle un bon vent dans ma voile épuisée".
En lisant ces fadaises, je me lisais.

Comme disait l'ami Nerval, je me suis fait « une Laure ou une Béatrice d’une personne ordinaire de notre siècle ».

J'étais jeune, j'étais stupide.

Puis je me souvins que Pétrarque fut Chanoine et que, pour lui, tout ce qui ne relevait pas de la contrition était malhonnête. 

Pour lui, seul comptait le martyr.

Si Pétrarque était devenu, par exemple... avocat, il aurait mieux occupé son esprit, et il se serait dérobé à la folie de l'obsession.

Si Pétrarque avait embrassé la robe, il aurait mieux consacré son temps à caresser la fourrure de son hermine, plutôt qu'à rêver de caresser celle de la petite Laure.

Ou bien Pétrarque l'endolori aurait mieux été avisé de devenir notaire !

Comme Maitre Ciappelletto, notaire, jureur, blasphémateur et jouisseur, qui a tiré sa fortune de faux témoignages et d'assassinats.

Un beau jour, Maitre Ciappelletto se sut mourant. Pour avoir une sépulture chrétienne, il trompa son confesseur en avouant de petits péchés, comme celui d'avoir employé son valet un dimanche.

"Oh, c'est une bagatelle ça, mon fils".

Sa confession était si convaincante que l'odieux notaire finit sanctifié.

Voilà un détournement opportun de la loi sur la pénitence, que seul un notaire pourrait commettre.

Mais pour en revenir à une profession honnête, celle de l’avocat, celle-ci présente d'étranges similitudes avec la relation amoureuse. Puisque cette profession ne repose pas sur les contingences d'un cœur inconstant, mais sur notre seule force de travail. 

C'est une relation parfaite 
que Saint Paul nous enseigne de la manière suivante :

« -l’amour rend service ;

-l’amour ne jalouse pas ;

-il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ;

-Il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ; Il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout ;

- l'amour ne fait pas souffrir ».
« l'amour ne fait pas souffrir »…

Trop occupé par le travail d'avocat, Pétrarque aurait évité de terribles scènes de ménage, en italien, que l'on aurait entendu de la Toscane à la Lombardie :
« Francesco! Dov'è la marmellata! Marmellata di lamponi. Non quello alla banana, non quello al limone, non quello al finocchio. Ahi ! Sei un tacchino, un tacchino grosso... Scrivi e basta, sei inutile. Sei come tuo padre ».

À vrai dire, Pétrarque n'a peut-être pas tort.

Son dégoût pour la pratique du droit était sûrement justifiée.

Sa passion triste laissa sur Terre une marque impérissable.

Tandis que le travail d'avocat, quelle trace laisse-t-il ?

Un pauvre discours malhonnête comme celui-ci, la confession d'une désillusion amoureuse dont il voulut guérir.

Un récit intime qui le hantait depuis deux années, et qu’il vous a livré pour ne plus qu'il ne lui appartienne...

Ce discours d’ailleurs est trompeur ; surtout en ce qu’il commença par louer le charme de la vierge de Santa Croce et des fines mosaïques de Santa Maria ;

À dire vrai, j'aime mieux le bruit des rues joviales au calme des palais seigneuriaux ; j'aime mieux le gris des châteaux à la blancheur des chapelles ; j'aime mieux la dynastie des Murat à celle des Médicis ; je préfère cette cité des peuples que borde la mer de Tyr, ce haut lieu où - comme l'écrivait Steindhal - "ce dévouement de l'âme, que l'on appelle amour, n'arrive pas"... Je préfère une amante laide, mais volcanique, à une beauté froide.

À dire vrai, je préfère Naples.

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