Douce possession
Sa lueur est diaboliquement caressante. Son regard pétille. Sa voix est douce et d’un timbre innocent. C’est une petite femme typique qui vous arrive poussivement à l’épaule. Elle est délicatement habillée, d’un haut rayé blanc et noir, qui laisse ses épaules et ses bras nus, mais qui ne laisse rien voir de sa poitrine, sauf deux petites formes rondes et d’une jolie proportion. Rien ne laisse entendre à cet instant que l’affaire serait découverte. Toutefois, vous n’avez d’yeux que pour le visage de cette beauté latine et légèrement dorée, comparable à ces mannequins que l’on aimerait posséder.
Puis flattés par la douce brise du soir, foulant une terre qui vous est étrangère, un verre de vin, puis un deuxième. Un vendeur de roses passe. Vous l’éconduisez par un réflexe typiquement parisien. Elle fait la moue. Vous achetez une fleur.
Elle n’est pas de cette culture défiante qui voit les faveurs données à son sexe comme des outrages à sa dignité. Elle n’a pas l’orgueil de la « nouvelle féminité », froide et dure et qui, dépossédée de toute sa candeur, ne ressent aucune joie ; et pire, et ne sait plus aimer, car rendue à tous les caprices du consumérisme.
Vous quittez la table et marchez. La nuit tombe bien vite, mais les rues sont plus éclairées que lors d’un jour d’été. Il n’est pas si tard. Mais elle doit aller quelque part. Vous devez vous quitter, mais elle vous embrasse. Vous sentez comme un léger malaise, mais vous vous laissez prendre par ces deux lèvres épaisses. Elle vous tient fort. Étonnamment fort pour un tel gabarit.
Manifestement, elle vous a choisi.
Elle vous veut revoir. Vous repartez alors avec l’impression de planer. Ce n’était pas votre premier baiser pourtant. Que dire ? Magique ? Absurde ? Sublime ?
Vous recevez un message. Un ami vous a écrit. Vous peinez à lui tenir un propos fluide et cohérent, sauf, à peu près au moment de dire : « au fait, j’ai vécu un truc assez dingue… ».
Dingue, vous le deviendrez quand elle vous dira par message qu’elle plane aussi. Vous lui promettez de lui revenir, et vous l’appelez votre Juliette Capulet, ce qu’elle affectionne volontiers.
Vous y êtes.
Elle sort en cachette. Vous lui donnez un poème que vous lui avez écrit, en oubliant même de dîner. Mémorable, il vous faut être ! Puis ce n’est qu’un amour de voyage après tout…
Vous voilà, sans savoir comment vous êtes parvenus là. En transplaneur, en tapis volant, à dos de licorne, qu’en savez-vous (...), dans un endroit branché.
Vous vous embrassez plus longuement, plus profondément, et entre deux respirations d’une bouche qui fourmille, elle vous dit qu’elle a des problèmes et qu’elle a du mal à aimer. Mais elle se ravise : lorsqu’elle aime, c’est pour de bon. Avez-vous peur ? vous demande-t-elle.
La compassion (ou la confusion), vous fait dire "non". Puis elle vous étreint de plus fort. Votre coeur bat tellement que c’est tout votre corps qui vibre. Vous ne pensiez pas pouvoir supporter, ou même vivre des battements si intense.
Le mouvement naturel du coeur suit celui du corps, et elle veut aller dans votre chambre. S’ensuit alors une bonne marche, d’abord au travers d'une ville médiévale, puis sur un pont qui enjambe un fleuve, et enfin vers un quartier résidentiel au charme rustique. Non sans quelques détours. Le chemin paraissait soudainement obscur, et les ruelles inconnues. Elles l’étaient pourtant encore, ce matin.
Arrivant finalement, la basilique voisine semble éteinte. Vous montez, elle vous suit. Il n’y aura plus de dialogue, plus aucun verbe. Seulement la fréquentation de lèvres d’une douceur ineffable, d’une peau de satin et d’une chair ronde et ferme. Elle vous saisit, et elle semblait avoir attendu cela toute sa vie.
Sur le lit, elle sait où vous toucher, où appuyer, où serrer, où sentir. Elle est la fois magnétique et électrique, chaude et humide. Il lui suffit de se lier fermement à vous, et de croiser votre regard pour prendre votre coeur. Vous êtes désormais lié à elle.
Et vous êtes satisfait de l’avoir satisfaite, s'agissant de votre « performance scénique » depuis lors.
Le voile du sommeil l’enveloppe, mais il semble trop petit pour vous. Votre coeur crie. Il n’avait jamais fait tant de bonds.
Pendant la nuit, la belle se réveille, la conscience en feu pour dire « je crois que je devrais y aller, je ne sais pas si une bonne idée ». « Pas une bonne idée », vous le pensiez déjà après avoir donné votre dernier vers à votre Juliette. Donner tant à une inconnue n’a aucun sens, et vous le savez. Mais dans le pire des cas, cela fait de vous un séducteur…
Nu, comme elle, et à plat dans les draps chauds, vous la rassurez. Elle se convainc de rester.
Vous lui promettez de la raccompagner de bonne heure.
Vous avez veillé au son de ses puissants ronflements. Elle dormira précisément une heure. Vous, aucune. Puis elle se réveille et rhabille son impudeur.
Vous marchez dans la ville de bon matin.
Le jour vous semble étrangement éclairé, et toute chose est entourée de halos lactés.
Vous voici dans le hall de son hôtel initial. Cette pré-trentenaire dit avoir fait le séjour avec ses parents. C’est beau une femme proche des siens !
Malgré les doutes et les crises de la nuit, elle vous embrasse encore, et vous engage à la suivre vers sa prochaine escapade. Son train part aujourd’hui. Mais vous êtes censé rentrer demain. Or, vous êtes un pauvre étudiant, et il vous briserait le coeur de perdre le prix de votre billet d’avion retour.
Vous déclinez, mais vous lui dites que vous la reverrez. Car depuis sa petite hauteur, elle vous rend votre captif de ses deux bras tout fins, pour finir de vous achever en vous disant « je t’aime ». Vous êtes pris au dépourvu et ne répondez pas. Mais à ce moment, vous l’aimez. Malgré vous. Mais mais vous l’aimez.
Vous êtes en sa possession.
Vous la revoyez quelques temps plus tard. Avant de la retrouver à la gare, d’un autre pays exotique, elle vous exprime encore ses doutes et ses anxiétés. Peut-être qu'on est « allés trop vite ». Certes, mais eh ! Vous avez des besoins à satisfaire ! Il vous faut la sentir, la toucher, la vivre…
Trois jours en hôtel en bord de mer. La virée autarcique sera plutôt charnelle. Vous vous sentirez comme au paradis. La plénitude sera complète, mais la redescente tortueuse.
La conscience de cette chute commencera lors de la dernière soirée de votre vie ensemble. Elle avouera ce qu’on n'avoue pas au premier rendez-vous : subir du chantage sexuel du cabinet du directeur de la société où elle travaille. A-t-il pris des risques en couchant avec un supérieur pour s’assurer une promotion ? Sûrement. Elle a pu sous-estimer la sauvagerie de l’homme du monde, du chasseur de profit, qui a trouvé dans cette femme un petit jouet bien agréable. Qu'importe la sensibilité qu’il y avait en elle.
Quant à la belle, elle a pu manquer de rectitude. Sa compromission semble avoir été sanctionnée, et assortie de lourds intérêts.
Elle a évoqué ce qu’on pourrait qualifier de viol sériel, qui plus est aggravé par la circonstance d’autorité. Ce qui, naturellement, a saisi ses yeux de grosses larmes. Le premier mouvement de l'oeil annonçait qu’elles couleraient abondamment, mais ces larmes ont été retenues.
La lumière de ce visage si doux s'est éteint soudainement. Alors on ne peut que promettre d’essayer de réparer. Quoi ? Comment ? On n'en sait rien. La vérité est que lorsque les étoiles s’éteignent, l’artisanat n’est pas de notre ressort...
Madame a donc été possédée par la nuit. Et elle a répandu les ténèbres. Elle portait une lumière, mais c'était son appât. Sa chair était le pacte. Elle a reçu de la pureté, mais elle a rendu du désespoir.
Pour elle, cette brève histoire a, sans doute, été une cure. Pour moi, une épreuve.
Quelques murmures de la conscience qui valaient mises en garde me font dire : "Suis-je responsable ?".
« Aime, et fais ce que tu veux » dit Saint Augustin. Mais ai-je aimé d'amour, ou ai-je seulement échoué dans un regard ? Une chose est sûre, rien de tout cela n’était amour ; de son côté, tout était détresse ; et du mien, seulement du mensonge. « Aime, et fais ce que tu veux », mais Dieu est trop prodigue pour qu'on déforme son message. Seul l’ennemi oserait.
Voilà l'histoire d'une chaîne de possessions, que seul le discernement entre le bon et le mauvais permet de briser.
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