Justice pour Pasolini !

J'ai lu "Pasolini, ou la tentation de la sainteté" de Madame Karine Josse. Cet essai de psychologie, de sociologie, de psychanalyse, voire de théologie, nous rend très attachante la personnalité de Pier Paolo Pasolini. 

Comment pourrait-il en être autrement ? 

Pasolini, écrivain et poète, peintre et cinéaste, présente la particularité d'être un génie, en plus d'être italien. Aussi, l'essai nous dépeint par petites touches les traits de la personnalité de l'artiste. 

C'est au travers d’extraits de poèmes, de courtes citations et de quelques éléments biographiques, pour emprunter le langage des procureurs, que nous pouvons déceler, de l'intéressé, les conflits intérieurs et son indicible profondeur.

L'enjeu de l'essai ? 

Nous convaincre que Pier Paolo Pasolini devrait être canonisé. Mais pas tout à fait comme on le croit. Car l'Italien n'aurait professé sa foi que de manière ambivalente, et la seule voie de sainteté qui lui serait ouverte serait laïque, ce qui porte l'autrice à plaider hardiment pour une canonisation non canonique.

Y parvient-elle ? Et son essai rend-il justice à l'artiste ?

Pour se faire, tout d'abord, Madame Josse convoque des auteurs pour savoir ce qu'on entend par religion, avec toutefois la tentation d'en déprécier la valeur pour soutenir que celle-ci n'a pas le monopole des "brevets en sainteté" (cette expression est de moi). Ceci constitue d'ailleurs un premier antagonisme avec l'esprit de l'oeuvre de Pier Paolo Pasolini.

Ainsi est-il rapporté en page 25 que la religion, telle que nous l'entendons aujourd'hui : "est une création occidentale récente que l'on peut en gros dater de l'entrée dans la modernité". Cette citation qui ne fait "(qu')en gros dater" renvoie tout de même à un ouvrage des Presses universitaires françaises... Et cette vague pensée est la première d'une très longue série dans le registre des modernes désenchantés qui tentent de concevoir le monde. Ou la tentation d'étudier Pasolini sous le prisme des psycho-sciences arides du XXème Siècle... 

Le poète n'aurait pas tellement apprécié.

Deuxième antagonisme.

Néanmoins, comme saine réaction, l'autrice s'en rapportera vite à Cicéron pour définir la religion qui, dans son sens premier et unique, signifie simplement : "religare", "relier". 

Première occurrence de ce que les "modernes" ne sont jamais que des spécialistes en verbiage qui gribouillent, sur la pensée des antiques, des notes de bas de page. Et pour vernir ce beau contraste, l'autrice enfonce le clou et s'appuie, en page 27, sur un certain Erich Fromm, sociologue qui a écrit sur la psychanalyse en 1968 pour soutenir que : "la religion serait une forme de rationalisation", puisant son origine "dans l'impuissance de l'homme confronté aux forces de la nature" permettant "un système de pensées ou d'actions qui donne à l'individu 'un cadre d'orientation et un but auquel se consacrer'". Ou une manière alambiquée de rappeler que l'homme-créature est faible et balloté par les vents s'il n'est nourri par un dogme qui le transcende. 

Aussi sur cette même page apparait la première référence à "la gnose". Discipline méconnue. On a hâte d'en apprendre davantage. 

L'autrice émet alors l'intuition que la gnose convient mieux à une conception pasolinienne de la religion, puisque cette discipline insiste sur "l'idée de perception du monde, d'une façon personnelle d'y porter son attention...". Autrement dit, le gnostique serait profondément relativiste, niant la réalité objective. 

À celui-ci, on pourrait dire que deux et deux font quatre, il répondrait autre chose parce que le résultat serait différent dans son monde intérieur...

Toutefois, les développements suivants montreront que Pasolini met en scène avec beaucoup d'affection les "gens de la rue" (p. 124 sur Uccellacci e Uccellini), ou le personnage de Stracci, "Christ sous-prolétaire" (p. 117). Voici le véritable Pasolini à la "recherche de la vérité sans compromis" (p. 289), plus proche de Socrate que d'un intellectuel sans vitalité des temps actuels. D'ailleurs, cette comparaison avec Socrate sied à Pasolini "attaché à la volonté d'ouvrir les esprits" et à la pédagogie (p. 243). 

Comment peut-il en être autrement pour celui qui se dédie à son art et qui allie, de toutes ses forces, l'exactitude du fond avec la beauté de la forme ? Donc rien n'est plus opposé au gnostique, décrit comme" se sachant étranger au monde, au corps, à la chair, éprouve à l'égard de ceux-ci une indifférence ou une hostilité" (p. 166). 

Troisième antagonisme.

Comme Socrate, le cinéaste, tourné vers l'autre, avait la tentation de trouver son salut dans l'autre ; et non dans une simple vocation à accumuler de la connaissance. Autrement dit, l'une de ces tentations est tournée vers le public, faisant prendre le risque d'être célébré ou d'être rabroué ; l'autre est un repli sur soi, une timidité toute orgueilleuse et une faiblesse dans laquelle on se complait. Deuxième occurrence de la supériorité des antiques sur les modernes.

Pasolini est d'autant moins gnostique qu'il ne rejetait pas le monde, mais sortait de son confort, allait vers les contrées reculées et y trouvait même l'amour (p. 258). 

Ni étranger au monde, ni au corps, ni à la chair !

Pasolini est d'autant moins gnostique qu'il s'identifiait au Christ (p. 144), dont l'esprit animait la plupart de ses personnages (p. 142). 

Alors, sans ces réminiscences des Évangiles dans l'oeuvre de Pasolini, aurions-nous pensé à nous interroger sur sa tentation à la sainteté ? 

Assurément non, et l'intuition de l'autrice est bonne : aucune sainteté n'est possible en dehors du Christ. 

Alors l'athéisme proclamé par Pasolini est-il de circonstance, à une époque où le matérialisme est exalté ? Ou bien le peintre semait l'ambiguïté pour cultiver son mythe et faire de sa biographie une véritable oeuvre d'art ? Penchons pour cette deuxième idée, puisque c'est le propre de tous les génies, tels Rimbaud, Basquiat, Van Gogh ou le Caravage.

Néanmoins, inutile de présumer, sa profession de foi ne fait aucun doute : "... je ne crois pas que le Christ soit le fils de Dieu parce que je ne suis pas croyant, du moins consciemment. Mais je crois que le Christ est divin : autrement dit, je crois qu'en lui l'humanité est si élevée, si rigoureuse et si idéale qu'elle va au-delà des termes ordinaires de l'humanité..." (p. 139). Pasolini est doté d'un coeur qui écoute, tandis que le monde se ferme. 

Car penser que le Christ est divin, c'est peut-être déjà concevoir la transcendance, donc un salut "qui vient d'en haut". Et non pas un salut que la créature se procurerait par ses propres moyens.

Ainsi le maître provocateur imagine facilement ouvrir les cieux à un mendigot dans son Accatone par un vers du Chant V du Purgatoire (p. 111). Ici, l'auteur fait de l'encre de sa plume l'encens de ses prières.

Mais si Pasolini refuse de concevoir Dieu dans son ensemble, c'est parce que la Loi le désigne comme pécheur. 

Est-ce à dire que l'artiste martyr, en gnostique supposé, refuserait la Loi divine pour pratiquer sa loi particulière ? 

Pas du tout, si l'on en croit le respect avec lequel il a mis à l'écran l'Evangile selon Saint Matthieu, avec une adaptation fidèle au texte (p. 140). Excluant donc qu'il ait conçu que Jésus ait enseigné une "théorie secrète" aux apôtres (p. 161).

Assurément, l'Évangile selon Saint Matthieu, l'Évangile le plus dense et le plus descriptif, est bien le dernier à pouvoir être qualifié d'hermétique. D'autant qu'au moins trois paraboles sont expliquées aux demandes exprès de disciples déroutés ! (voir Matthieu 13,18-23 ; 13,36-43 ; 16,11-12).

Pour mener cet ouvrage dantesque, l'amoureux de la Calabre était animé d'une passion toute particulière, éveillée par un attrait esthétique (p. 44). 

Un attrait pour l'ouvrage de Saint Matthieu, et pas celui de Saint Thomas, dont l'oeuvre apocryphe aurait servi de référence au mouvement gnostique (p. 161). Mais la paternité de ce courant a été attribuée par Saint Irénée à Simon dit "le magicien" (même page). Peut-être une paternité honteuse, puisque la magie relève de prodiges qui ne sont pas de Dieu, à l'image de Simon qui parvint, avec l'aide des démons, à s'élever doucement vers le ciel avant de s'écraser au sol grâce aux prières de l'Apôtre Pierre (Contre les hérésies, Livre I chapitre 23 de ce même Irénée).

D’ailleurs, Pasolini imaginait mieux adapter la vie de Saint François d'Assise (p. 181) ou de Saint Paul que de Simon ou de Thomas. 

Remarquons encore qu'il souhaitait adapter la vie de Saint Paul avec la même fidélité que pour l'Évangile : 

"Mon intention n’est certes pas de dévier ou altérer le verbe de saint Paul. Au contraire, comme pour L’Évangile selon saint Mathieu, aucune des paroles prononcées par Paul dans les dialogues de ce film ne sera inventée ou reconstruite par analogie".

L'orthodoxie a sûrement plus d'atours que l'hérésie...

À plus forte raison, dit l'aimable Pier Paolo :


Et si c'était ça, la vocation pasolinienne à la vérité ?

Mais la tentation de "gnostifier" Saint Paul est grande, surtout à l'appui d'un autre auteur à la pensée faible, qui croit juste de dire que "la clé de la solution paulinienne a un nom : l'interprétation allégorique des Écritures" (p. 73). Or, Saint Paul procède à une pédagogie par l'exemple, le rappel et la mise en situation. 

Rien n'est moins allégorique ou hermétique. 

Troisième occurrence de la mollesse des modernes.

Pasolini n'est donc pas très tenté par les hérésies... Et il serait sans doute scandalisé que l'on réduise le Christ, « sous-prolétaire », et divin entre tous les humains, à un pharmakos, terme propre au bouc émissaire (tout juste sacrifié en Grèce antique dans un rite païen - p. 30), tandis qu'il est agnus dei qui tollis peccata mundi ; ou bien de dire qu'il est corrupteur (p. 128 - non-sens théologique pour parler de Celui qui a été vendu au Sanhédrin pour 30 pièces d'argent) ; ou austère et vindicatif (p. 117, sauf à lire les Écritures très vite et en diagonale) ; ou qu'il est ressuscité avec le "même corps rayonnant qu'avant" (p. 148), alors que son corps transfiguré ne sera pas même reconnu de ses disciples (Luc 24:16, Jean 21:4) ; ou bien que la notion de sainteté puisse être diluée dans "une diversité de formes d'une religion à l'autre" (à démontrer par ailleurs - p. 31), tandis que l'auteur ne l'a concevait que dans la chrétienté ; excluant ainsi une "sainteté ascético-pragmatique", que l'on devrait qualifier de "solitaire et résignée", donc une déchéance (ce que d'ailleurs Pasolini n'aurait jamais théorisé) ; ou que la Trinité soit caricaturée dans un symbolisme grivois et freudien (tautologie) - p. 93, tandis que le poète fut attaché au sacré (p. 281) ; ou que l'Eucharistie, dont la profondeur théologique dépasse le simple commentaire, soit une théophagie "fétichiste" (p. 178), alors qu'elle donne à l'homme d'assouvir sa soif du Divin, tout en communiant avec lui, se faisant à la fois, dans son extrême humilité, nourriture et agneau sacrificiel ; ou bien que la mort du Christ sur la Croix ait la même portée historique que la mort d'Adonis ou que celle de Varuna (selon, p. 120, l'auteur de "Polémique, politique, pouvoir" - vaste programme !). Troisième occurrence de la petitesse des modernes.

Pasolini s'opposerait également et volontiers à l'idée d'une sainteté laïque (p. 224-226). 

Quatrième antagonisme.

Liée à la spiritualité de la gnose, c'est l'idée, non plus que le salut dépendrait de nos propres forces, mais que la société civile, avec ses propres moeurs, désignerait ses saints.

Ceci, me semble-t-il, existe déjà.

Il s'agit du suffrage universel direct, qui donne à un "président de la République" d'être "oint" par un peuple velléitaire, et cela donne de nouvelles idoles : Emmanuel Macron, pour qui nous faisons chaque jour des libations sur l'autel du "libre échange" ; ou Nicolas Sarkozy qui provoque des manifestations contre le service public de la justice ; ou le dirigeant de Black Rock, chevalier de la légion d'honneur : ou Francky Vincent, chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres.

Les véritables saints de la société civile ne sont pas "rentables", ni télégéniques, ni stimulants pour les révolutionnaires de salons. 

Ces saints sont dans les administrations pénitentiaires, dans les hôpitaux, dans les casernes, sur les théâtres d'opérations, dans les villes et dans nos gares, ceux dont l'écusson "Police" ou "Gendarmerie" fait d'eux des cibles.

Ceux-ci font preuve de plus de vertus héroïques, critère de canonisation, que de plats artistes ou intellectuels qui pratiquent assez peu la charité. 

Quant à Pier Paolo Pasolini, laissons-lui le bénéfice du doute. Peut-être avait-il soin de doubler ses métrages en frioulan, dialecte de ses poèmes de jeunesse (p. 94). Peut-être offrait-il des séances gratuites aux plus démunis.

Qu'importe, Pasolini avait une vision spirituelle du sous-prolétariat (p. 124), alors que Marx le méprisait, le traitant de "pourriture passive" (p. 231), craignant certainement l'imprévisibilité des démunis, leur spontanéité. 

Cinquième antagonisme.

Raison pour laquelle, le corbeau marxiste d'Uccellacci e uccellini, loin d'être une hostie, se fera dévorer par Toto et Ninetto, car, Piero l'a compris, les pauvres ont davantage besoin de bouffer que d'écouter les simagrées d'un nostalgique de la Nomenklatura. 

Ainsi se garder de la tentation de considérer Pasolini comme marxiste. 

Qu'il dénonçât l'hypocrisie bourgeoise ne fit pas de lui un porte-étendard de la révolution prolétarienne. 

Certes, de la bourgeoisie il semblait honnir les pratiques coutumières

Athée dans le monde, mais croyant dans le beau et dans le vrai, Pasolini était persuadé que les attaches matérielles empêchaient de s'élever vers le salut. "On ne peut servir Dieu et l'argent" faisait-il rappeler (p. 181). 

Voilà tout son attrait pour une sainteté classique, une sainteté chrétienne.

Mais, en marge des vertus héroïques (foi, espérance, charité, prudence, justice, force et tempérance), pourrait-il remplir les autres critères de sainteté canonique ?

Sur la vie exemplaire de Pasolini, selon les moeurs de son époque : éventuellement. 

Peut-être moins au regard du catéchisme. 

Une confession in extremis aurait été, a minima, nécessaire. 

À la manière de Ciapelletto ? Notaire jureur, blasphémateur, homicide et concupiscent qui convainc un bon prêtre de sa sainteté ? 

Une vie peu comparable à celle de Pasolini. Lui qui avait dignement consacré sa vie à son art (p. 289)… 

Seul point de comparaison possible, Ciappelletto, dans le Decameron, justement mis en scène par Pasolini, fond en larmes sur son lit de mort et convainc à un moment bien précis : lorsqu'il parle de sa mère. 

"J'ai dit un jour des paroles injurieuses à ma pauvre maman, elle qui ne m'a jamais rien fait". 

Il va sans dire que cette seule confession semble véridique, et qu'elle ait beaucoup touché Pasolini. 

Aussi n'est-il pas juste d'affirmer que Ciappelletto ait été "sanctifié grâce à ses mensonges" (p. 58). 

Pasolini l'a parfaitement filmé : les larmes de l'homme le plus mauvais et le plus endurci ont abondé quand il a parlé de sa mère. Et s'il a été permis que Ciappelletto soit encensé et vénéré à sa mort, ce n'était pas grâce à propre bagout, mais parce qu'il s'est trouvé lucide à l'approche du trépas et qu'une seule confession sincère peut racheter les fautes d'une vie dissolue. 

Une ode à la miséricorde. 

Véritable illustration de la profondeur théologique de Pasolini.

Cette séquence sonne donc comme un regret que Pasolini portera toute sa vie, celle de n'avoir jamais pu confesser, comme Ciappelletto, les sentiments amers qu'il entretenait envers sa mère. Lui qui l'a tenait pour responsable de son errance affective (p. 144).

Véritable obstacle à la sainteté.

Pour le surmonter, l'autrice propose cette équation (p. 101) :

Poésie = Contestation = Sainteté

L'art contestataire justifierait Pasolini.

Mais c’est encore une acception inversée de la sainteté, qui n'a pas de fondement théologique, ou seulement logique.

Je proposerais plutôt une équation qui n'évince pas opportunément la mère, puisqu'elle est la source de l'art de Pasolini :

S=(P×R)×C(M)

soit : 

M = relation à la mère 

𝐴 = 𝑓 ( 𝑀 ) (l’art naît de la mère) 

𝑃 = 𝑔 ( 𝐴 ) (la poésie naît de l’art) 

𝑅 = ℎ ( 𝑃 ) (la révolte naît de la poésie) 

𝐶 ( 𝑀 ) = terme de réconciliation avec la mère (et donc avec soi)

sans 𝐶 ( 𝑀 ) (réconciliation), S→0

Plus simplement :

M → A → P → R

Encore plus simplement : 

La mère est une lumière. 

Cette lumière fait pousser une graine : l’art. 

L’art devient une fleur : la poésie. 

La poésie devient une odeur forte : la révolte. 

Et pour que cette odeur devienne un parfum sacré : la sainteté, il faut réconcilier la fleur avec la lumière qui lui a donné vie.

Une autre intuition de l'autrice nous satisfait toutefois quand elle compare les eaux foetales aux eaux primordiales (p. 97). Ceci évoque le traumatisme de la naissance, vécu comme une chute du paradis. Et chez Pasolini, cette déchéance est d'autant plus ressentie que, premièrement, il était très attaché à sa mère (p. 144) : et deuxièmement, et il entretenait cet attachement de manière charnelle, le poussant à concevoir, son corps défendant, l'interdit dans le rapport avec la mère.

Concluons que son goût de la contestation brouillait toute idée de pardon. Ce qui écartait, in fine, tout idée de possibilité de réconciliation salutaire.

Pasolini tenait toutefois la mère pour une divinité, ce qui est un trait tout méridional, qui rend propre à concevoir le sacré (p. 281) et à enflammer la foi.

Pour ainsi récapituler : sans mère, pas de sacré, ni d’art. 

Sans père, pas non plus de repère.

Pasolini tient la révolte contre le père comme étant "forcément sadomasochiste" (p. 203), portant l'égaré à l'anthropophagie (p. 205). 

Car, comme dans Porcherie, si vous niez le père, qu'est-ce qui vous empêche de manger votre frère ? 

Sans sentiment de parenté commune, plus de limite, ni place pour la charité.

Ne pas céder non plus à la tentation de faire de Pasolini un nouveau Christ, tout démiurge qu'il fut dans ses arts. 

Rappelons que Pasolini parlait du Christ comme d'un "référentiel de sainteté" (P. 90).

Et si son auguste mère, Suzanna, joua le rôle de la Vierge Marie dans l'Évangile, c'est bien pour reconnaitre le sacré de sa génitrice.

Suzanna a incarné la Vierge Marie, et pas la Vierge Marie comme prétexte pour raconter Suzanna. Tout comme le Christ a été incarné par un acteur, pas un acteur pour incarner une version pasolienne du Christ. Et c'est tout ce qu'implique la technique "subjective indirecte libre", qui aurait mérité de plus amples développements (p. 44). Car ce procédé rend compte d'une fidélité quasi-liturgique : la caméra reste extérieure aux personnages, sans entrer dans les têtes. Pas de symbolisme, ni parti pris, ni surinterprétation. Un procédé anti-gnostique et contre-marxiste par excellence.

Or, peut-on être athée sans prendre parti ? Sans ne serait-ce que ricaner ? Ou faire étalage d'une hauteur d'esprit toute putative ? Peut-il y avoir un ἀ-theós qui proclame la divinité du Christ (p. 139) ? Ou qui clame : "la vie est sacrée, c’est évident" (p. 281) ? Pier Paolo Pasolini aurait-il applaudi l'avènement de l'euthanasie dans nos sociétés contemporaines ? Ou l'aurait-il houspillée en tant qu'outil du pouvoir pour se débarrasser des vieux et des pauvres ?

L'homme de l'art n'est pas loin de la sainteté.

Sixième antagonisme.

Peut-être devrions-nous y croire nous-mêmes, sans exclure qu'elle puisse être canonique (seule voie envisageable qui plus est). 

Envisageons alors d'exhumer son corps, malheureusement malmené avant et pendant sa mort. 

J'aime imaginer que, malgré ses stigmates, cet attachant génie sorte de terre avec un corps intact et incorrompu, comme acte ultime de rébellion contre le mauvais. 

Il lui faudrait bien un masque en silicone que "seule la science moderne" peut produire (et c'est bien tout ce qu'elle peut produire) pour, d'une part, cacher ses lacérations ; et d'autre part, masquer le passage de vilaines bestioles qui ont la fâcheuse tendance à attaquer le visage des inhumés, sans distinguer entre les saints et les autres... On y verrait une métaphore d'une certaine intelligentsia qui se grime en révolutionnaire en picorant quelques citations des Écrits corsaires.

Alors l'artiste, en odeur de sainteté, se verrait attribuer des miracles : la guérison d'un jeune poète italien, véritable ragazzo di Pasolini, d'un cancer incurable ; ou le succès improbable d'un thuriféraire de Bienheureux Pier Paolo qui parvint à achever le projet Saint Paul de son maître.

Mais l'autrice questionne : "Qui croit encore aux miracles aujourd'hui ?" (p. 285).

Plutôt : qui n'y croit pas ?

Sans doute pas les médecins du Sanctuaire de Lourdes, athées ou gnostiques, auquel on a attribué au moins 72 guérisons miraculeuses et reconnues comme telles après le double constat qu'elle soit : médicalement inexplicable et théologiquement cohérente. 

Seulement 72 miracles sur tous ces moments de pures grâces, d'où un soir, au pied de Notre-Dame, une femme agenouillée pleure abondamment, déversant toutes ses peines devant le Perpétuel secours. Un bris dans sa chair, ou une fissure dans son âme, qu'en savons-nous... Elle semble inconsolable. Des câlins et des mains qui se joignent n'y font rien. Ce ne sont pour elle que de vagues soutiens. 

Jusqu'à ce que l'un des passants, spécialement choisi pour cette petite mission, s'agenouille à son côté, et lui tend poliment la main. Elle accepte volontiers de lui joindre la sienne. Alors, il se met à la tenir fermement, sentant le grand trouble qui le traverse et qui se traduit en lui en un puissant fourmillement. 

Les paumes sont comme électrisées. Et toujours en lui, il exhorte cette femme à "tout lui donner", car "on laissera ça au Ciel". Il ne sait comment lui est venue cette pensée, mais elle est venue. Dans sa poitrine, de fortes secousses le prend et il respire comme s'il franchissait de grandes marches. Le mal se diffuse en lui, mais il l'accueille, puis quand les fourmillements s'éteignent, les mains se lâchent. 

"Deo gratias", dit-elle. 

"Que vient-il de se passer ?" pense-t-il. 

Il ne le saura jamais. Elle est repartie comme si de rien n'était.

Scène banale du monde surnaturel auquel se ferment la gens du monde désenchanté.

Celui-là même où l'on dit que les saints délivrent des "messages ambigus", ainsi de M. Aviad Kleinberg (p. 287), auteur qui ne fera pas date.

(Attention, quatrième occurrence).

À rebours, les saints délivrent en vérité de clairs messages de liberté :

- « Tous naissent comme des originaux, mais beaucoup meurent comme des photocopies. » (Saint Carlo Acutis)

« Aime, et fais ce que tu veux. »

(Saint Augustin)

- « Ora et labora »

(Saint Benoit)

- « Tout est grâce. La sainteté, c’est faire les petites choses avec un grand amour. »

(Sainte Thérèse de Lisieux)

Cette dernière phrase sied particulièrement à Pasolini.

Puisque même sa mort violente est une grâce pour ceux qui l'aime, un sain prétexte de le regarder comme un martyre, état qui lui ouvrirait les cieux et qui en ferait un possible intercesseur des prières. 

Nous sommes les répétiteurs qui disons à Stracci de nous en rappeler au bon souvenir du Père. Mais ce Stracci est le supplicié dans lequel Pasolini a eu la malice de s'incarner. Partant, Pasolini se fait Bon larron, plutôt que Saint, et conserve sa place de pauvre pécheur dans la multitude des pécheurs.

Autrement dit, Pasolini est un homme de la foule, qui aime se faire tout petit. Et cela serait un beau gage de sainteté.

"Serait" seulement, car Pasolini serait davantage un prophète qu'un saint.

"C'est à l'intérieur de la grâce que nait mon angoisse" dit-il (p. 144).

Et qui peut parler de grâce sans avoir été touché ?

Ce mot, au demeurant sublime, fait écho à celui de Saint Paul, sa muse, rapportant son expérience du Troisième Ciel : 

"Trois fois j'ai prié le Seigneur de l'éloigner de moi (un ange de Satan), 

et il m'a dit: Ma grâce te suffit, car ma puissance s'accomplit dans la faiblesse.

Je me glorifierai donc bien plus volontiers de mes faiblesses, afin que la puissance de Christ repose sur moi"

(2 Corinthiens 12:8-9)

 

L'Apôtre souffrait de la faiblesse de sa chair, comme Pasolini. 

L'Italien est aussi comparable aux très imparfaits Moïse, David, Jonas ou Pierre .

Qu'importe ! La prophétie n’exige pas la sainteté, mais la disponibilité. Et un pécheur peut davantage édifier qu'un juste.

La prophétie, toujours selon Saint Paul, est le premier des charismes (1 Co 14, 1), car "celui qui prophétise parle aux hommes, pour édification, exhortation et consolation" (1 Co 14, 3–4). Et pour l'édification des siens, Pasolini a parlé contre époque, annoncé la mort de la culture et le triomphe de la société de consommation. Le tout animé par un sens très fort de la charité. Car à celui qui prophétise, s'il manque la charité, il n'est rien (1 Co 13, 2).

Mais aujourd'hui la charité, vertu qui déplait aux modernes, et qui est la terre et le sel de la vie, est réduite au phallus. Pour cette raison, quand bien même Saint Pasolini, au plus haut des cieux, concourrait à nos miracles, il y en aurait toujours un pour penser que c'est l'oeuvre du malin (p. 292). Aporie d'ailleurs qui a été réfutée plus deux mille ans plus tôt (Matthieu 12:25-26).

Donc la sainteté, certes, mais pour quelle humanité ? Celle asséchée par Lacan, Deleuze et Sartre ?

Celle qui ne prête plus attention aux sens des mots, et qui ne s'intéressent plus aux causes, mais se contente de décrire, de commenter ou de répéter ?

Si Pasolini a prophétisé, l'avons-nous entendu ?

Une bonne justice ne voudrait pas faire de Pasolini un saint, mais un modèle de liberté artistique et de pensée critique.

Sa mémoire est irréductible à une appartenance politique ou à un pauvre examen psychanalytique.

Jamais.

Car Pier Paolo Pasolini est un antique.









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