Visions d’un avenir désastreux
« Aujourd'hui, on a dépassé Orwell et Huxley ».
Ces deux auteurs ont érigé des parangons de dystopies. George Orwell, né en 1903, a décrit une société fictive qui dévoie le sens des mots afin d’uniformiser la pensée et la mettre au service du gouvernant. Toute résistance est très sévèrement réprimée ; tandis qu’Aldous Huxley, né en 1894, a fait le récit d’une nation qui a définitivement renoncé à la procréation naturelle à fin de nivellement. Il décrit ainsi une nation qui met un point d’honneur à satisfaire immédiatement les désirs de chacun, car l’attente du plaisir serait source de frustrations, de colères et de tensions entre les hommes.
Ces deux oeuvres ont ceci de commun qu’elles semblent se dérouler en Grande-Bretagne. Intéressant quand on connait l'oeuvre de Sa Majesté dans l’avènement d’un marché commercial globalisé. Donc, deux visions du totalitarisme pour deux idéaux : le bonheur et la paix. Pour avoir lu le premier délectation (Orwell), et le second avec ennui (Huxley), j'en ai tiré de nombreux enseignements, bien que de portées inégales.
Alors, ces oeuvres sont-elles prophétiques ? Il est flagrant quelques quidams influents agissent de telle sorte que leur folie soit universelle, si l'on veut paraphraser Kant. Les faiblesses, les fragilités, les triturations auraient une valeur si sacrée qu'il faudrait impérativement les honorer, et glorifier ceux qui en souffrent. À défaut, vous seriez un être insensible, un paria, voire un indésirable. Les revendications sont confondues avec les complaintes, les crises de jalousie, les rancoeurs et les paresses assumées. La vacuité de l'existence est telle qu'il suffirait de revendiquer être homme, femme, roux ou, que sais-je encore, pour imposer son bon vouloir. Certains souhaitent l'égalité mais se résignent à la réclusion en communauté. Cette tendance n'épargne pas même les psychés des nouvelles générations. Tous seront biberonné aux langues modernes des affaires, dont le franglais pour faire plus chic et plus vite. Riches, pauvres, peu importe.
Or, si les communautés d'intérêts sont légitimes afin de rétablir un rapport de force qui est omniprésent, d'après Gustave Le Bon, il n'existe pas "d'intelligence collective". La foule est stupide. Le plus grand des philosophes céderait aussi à la folie s'il était embarqué dans une meute d'aliénés. La crainte de la solitude, bien plus pesante chez l'adolescent, oblige autrui à solliciter sempiternellement des regards virtuels sur des réseaux de communication évanescents, et souvent incandescents de sottise. Cette vraie fausse considération d'autrui s'exprime par des "likes" et des "partages". Le sens du mot "aimer" et le symbolisme du "coeur rouge" sont travestis par des pictogrammes. On désire recevoir l'attention sincère de proches ou d'inconnus, mais ces notifications ne traduisent que du vent. La parole est devenue trop pesante. Le dialogue est devenu épuisant et redondant. Le texte dépourvu d'émoticône est ennuyeux. Qu'avez-vous à dire si ce n'est que la dernière série populaire vous a déçu à la troisième saison ? Qu'avez-vous constaté d'intéressant, si ce n'est qu'un politicien a encore confondu sa gauche et sa droite ? Vous n'êtes que les produits d'un commerce dont vous êtes l'objet. Le commercial, nouvel héros d'une époque, vendrait sa génitrice pour augmenter ses marges de cinq pour cent. Son école "pay to win" lui a appris qu'il n'y avait plus rien à découvrir, plus rien à inventer, ni à créer de palpable, car il suffit de manipuler l'existant. Ainsi, le summum de l'innovation consisterait dans ces nouvelles techniques de persuasion pour la vente. Tout le monde est incité à télécharger des jeux mobiles ou des applications de rencontres avec un effet de lobotomie avancé et entièrement consenti. Les masses ne trouvent leur plaisir que dans la distraction et les plaisirs les plus fugaces. L'oeuvre héroïque du commercial, c'est aussi de dicter au pouvoir politique, personnalisé par des intellects rachitiques, quelques règlementations pour monnayer les données privées de l'internaute ; ou bien abstraire ses mirifiques bénéfices commerciaux de la loi fiscale. Le cauchemar d'Huxley se réalise. Vous êtes soumis à l'uniformisation. Vous n'êtes pas citoyens mais consommateurs, à défaut d'être producteurs. Telle est la conception américaine des droits humains. Dans la fameuse déclaration de 1776, les gouvernants ne doivent-ils pas poursuivre le bonheur du peuple sous les auspices de l'Être suprême ? Sauf qu'aujourd'hui les gouvernants sont actuellement des banquiers ou des avocats d'affaires. Le bonheur consiste à posséder le dernier iPhone, et le peuple passe plus de temps sur Facebook qu'à lire un foutu livre. Ce propos est éminemment "réac'", n'est-ce pas ? Attendez la suite. Mais franchement, avez-vous envie d'élever des marmots dans ce marécage civilisationnel ? Imaginez-vous la difficulté d'élever des gosses pour qu'ils deviennent des individus respectables et affables, alors que tous les parents du monde auront démissionnés de leur rôle d'éducateur ?
Lors d'un avenir pas si lointain, l'enfant glorifié sera poussé à grandir trop vite. Pas de temps à perdre, ses sens et ses goûts doivent être exacerbés afin de consommer très vite. Cette Toute-puissante Économie abolit symboliquement l'enfance innocente pour la généraliser à toute la population. "Toi, manants improductif, supplie-moi pour décrocher un contrat à durée indéterminée ! Tu auras accès à cette propriété à laquelle tu fantasmes tant. Pour cela, tu devras jurer à ton créancier fidélité pour la vie, et lui seras redevable d'intérêts pour sa bonté". (...) "- Quoi ? Tu ne peux plus payer ? Voilà la sanction pour avoir brisé le très sacré contrat social". La plus sacrée des libertés est le droit de propriété, sa contrepartie est la responsabilité de payer. Or, les procédures civiles d'exécutions classiques, jugées "inefficaces" et "laxistes", nous avons offriront la possibilité d'infliger des travaux forcés pour des dettes d'argent. Le loser que tu es sera nourri à la gélule et à la poudre". Ah ! Le terrible carcan du contrat de travail perpétuel ! Il n'ouvre pas seulement au débiteur un accès euphorique au crédit immobilier, mais aussi à des avantages sociaux d'une infinie mansuétude, dont un comité d'entreprise pour les jeux, des billets de rationnement, une cantine, des conseils de classes, des bulletins trimestriels... Tel est le nouveau rôle patriarcal de la multinationale. Cet Etat dans l'Etat mais sans Etat. Elle surveille ses "collaborateurs" à la trace avec puces infra-cutanées et accessoires connectés aux réseaux. Ces travailleurs-marmots du tertiaire sont aussi usés quotidiennement par 5h45 de réunions. Et Digitalisons ! Votre productivité dépend de votre dextérité digitale. Gare aux inadaptés, aux trop âgés ; trop lents, trop obtus. Jadis, vous prêtiez allégeance à la bannière ; désormais, vous vous soumettrez à la "politique de l'entreprise", et vous ne jugerez que par son logo et vous tendrez religieusement l'oreille aux homélies du directeur général dans un latin corporate. Regrettant un choix de vie confortable et "sans stress", et à la différence des épopées dangereuses de nos ancêtres, les soirées sont désormais consacrées aux séances de réalités virtuelles, et éventuellement à de relations lubriques animées par une intelligence artificielle, ou une aspirante au mannequinnat qui loue son intimité, sans que l'on sache son âge. Mais encore, vous vous désociabiliserez avec des débats interminables sur le sens de votre vie avec d'obscurs inconnus atteints du même mal. La recherche de l'instantanéité, et celle du contact humain, consument peu à peu votre esprit pour finalement devenir ce que le nanti qualifie de "dépendant". Les programmes télévisuels seront-ils la seule échappatoire pour oublier le couvre-feu ? Vos allers et venues sont effectivement restreintes car la nuit tombée, bleutée en été, grise en hiver - mais toujours brumeuse - un grand mal vous guette. On ne sait pas vraiment lequel, mais c'est le Gouvernement qui le dit... Or, ces écrans toujours plus plats vous figureront vos penchants les plus sordides : la banalisation de la nudité et la consécration de la vulgarité comme standards absolus de subversion ne vous choquent même plus. Vous constatez une porosité parfaite entre le pouvoir médiatique et le pouvoir politique. Chaque dignitaire de la représentation nationale consent parfaitement aux exhibitions toujours plus pathétiques pour se rendre plus sympathique. Le Phare de la nation est un consortium "d'influenceurs", d'éditorialistes et de chroniqueurs qui sévissent, tels des seigneurs féodaux, sur les innombrables canaux. Ceux-ci ont la voix si déformée par la cupidité qu'ils feraient passer les poissonniers du marché pour des ténors du barreau. Sauf qu'à présent, les marchés sont interdits et les barreaux abolis. Les ventes physiques et les procédures avec ministère d'avocats sont peu rentables. Un "géant du commerce en ligne" a même privatisé la Justice. Au royaume des taiseux, les braillards sont rois. Des incontinents verbaux, ivres de regards, ont littéralement un pouvoir de vie ou de mort. La parole des victimes est dorée. Si une personne est poursuivie par les arbitres de l'Empire, c'est qu'il doit bien y avoir une raison... Cette société est si parfaite pour celui qui y est né. Elle ne peut commettre d'erreur. De toute façon, chaque sentence est prononcée par les millions de juges-réseauteux, garants de l'expiation. Nous sommes tous égaux devant le plaisir. Ainsi, tous ceux qui ont le malheur de nous désapprouver, de vous contredire, de vous vexer ou simplement d'heurter vos émotions, doivent être mis au ban. -"La vision de ce lépreux heurte mon doux regard ! Je souffre !". - Diantre ! Grande victime, moi Léviathan, viens à ton secours. Oui, tu es si fragile... Tu accuses, mais tu as sans doute raison. Nul ne doit souffrir". Personne, sauf les déviants. D'ailleurs, chaque oppresseur doit être signalé et banni. Y compris tous ceux du passé, tout comme leurs descendants. Certaines fautes commises contre le genre humain sont impardonnables et imprescriptibles. C'est alors au moyen de quelques avancées sociétales que l'on persuadera la plèbe que l'on vit un âge d'or. Un âge pourtant perturbé par les nostalgiques, les simplistes, les binaires, les thuriféraires du despotisme. Cette société d'enfants gâtés engendre des corps précocement gâteux. La léthargie et l'atonie forme les deux mamelles de cette nouvelle démocratie. Les courtisans maudits du prince ont pris le pouvoir, et le peuple Atlas hausse les épaules.
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